La poésie du mercredi (#85)

Je m’éveillai, c’était la maison natale.

Il pleuvait doucement dans toutes les salles,

J’allais d’une à une autre, regardant

L’eau qui étincelait sur les miroirs

Amoncelés partout, certains brisés ou même

Poussés entre des meubles et les murs.

C’était de ces reflets que, parfois, un visage

Se dégageait, riant, d’une douceur

De plus et autrement que ce qu’est le monde.

Et je touchais, hésitant, dans l’image,

Les mèches désordonnées de la déesse,

Je découvrais sous le voile de l’eau

Son front triste et distrait de petite fille.

Étonnement entre être et ne pas être,

Main qui hésite à toucher la buée,

Puis j’écoutais le rire s’éloigner

Dans les couloirs de la maison déserte.

Ici rien qu’à jamais le bien du rêve,

La main tendue qui ne traverse pas

L’eau rapide, où s’efface le souvenir.

Yves Bonnefoy, La Maison natale,

La poésie du mercredi (#83)

Nous voici donc à nouveau en compagnie de Renée Vivien, en ce mercredi 16 mai 2018, et A l’heure des mains jointes…

 

A la Bien-Aimée

Vous êtes mon palais, mon soir et mon automne,

Et ma voile de soie et mon jardin de lys,

Ma cassolette d’or et ma blanche colonne,

Mon parc et mon étang de roseaux et d’iris.

 

Vous êtes mes parfums d’ambre et de miel, ma palme,

Mes feuillages, mes chants de cigales dans l’air,

Ma neige qui se meurt d’être hautaine et calme,

Et mes algues et mes paysages de mer.

 

Et vous êtes ma cloche au sanglot monotone,

Mon île fraîche et ma secourable oasis…

Vous êtes mon palais, mon soir et mon automne,

Et ma voile de soie et mon jardin de lys.

La poésie du mercredi (#82)

Elle vous avait manqué – ou pas – : notre poème hebdomadaire fait son grand retour… Cette semaine, j’ai décidé de vous faire lire un poème de Renée Vivien dont je viens de découvrir toute l’étendue de l’oeuvre. “Viviane” est extrait de son recueil A l’heure des mains jointes, paru en 1906.

Petit avertissement : celui-ci n’est que le premier d’une longue série… 

Viviane

Une odeur fraîche, un bruit de musique étouffée

Sous les feuilles, et c’est Viviane la fée.

 

Elle imite, cachée en un fouillis de fleurs,

Le rire suraigu des oiseaux persifleurs.

 

Souveraine fantasque, elle s’attarde et rôde

Dans la forêt, comme en un palais d’émeraude.

 

L’eau qui miroite a la couleur de son regard.

Elle se voile des dentelles du brouillard.

 

Parfois, une langueur monte de l’herbe et plane :

Les violettes ont salué Viviane.

 

Sa robe a des lueurs de perles et d’argent,

Son front est variable et son cœur est changeant.

 

Son pouvoir féminin s’insinue à la brune :

Elle devient irrésistible au clair de lune.

 

Des pâtres ont cru voir, de leurs yeux ingénus,

Des serpents verts glisser le long de ses bras nus.

 

A minuit, la plus belle étoile la couronne ;

Parfois elle est cruelle et parfois elle est bonne.

 

Et Viviane est plus puissante que le sort ;

Elle porte en ses mains le sommeil et la mort.

 

Plus que l’espoir et plus que le songe, elle est belle.

Les plus grands enchanteurs sont des enfants près d’elle.

 

Près d’elle, la mémoire est un rêve aboli.

Son magique baiser est plus froid que l’oubli.

 

Ses cheveux sont défaits et le soleil les dore.

Chaque matin, elle est plus blonde que l’aurore.

 

Ondoyante, elle sait promettre et décevoir.

Vers le couchant, elle est rousse comme le soir.

 

A l’heure vague où le regret se dissimule,

Elle a les yeux lointains et gris du crépuscule.

 

Lorsque le fil ambré du croissant tremble et luit

Sur les chênes, elle est brune comme la nuit.

 

Des rois ont partagé son palais et sa table,

Mais nul n’a jamais vu sa face véritable.

 

Elle renaît, elle est plus belle chaque jour,

Et ses illusions trompent le simple amour.

 

Elle erre, comme un vent d’avril, sous la ramée,

Et vous reconnaissez en elle votre aimée.

 

Elle est celle qu’on ne rencontre qu’une fois.

Ecoutez… Nulle voix n’est pareille à sa voix.

 

Elle approche, et ses doigts effeuillent des corolles.

Vous tremblez… Vous avez oublié les paroles…

 

Mais vous savez – le bois merveilleux l’a chanté –

Qu’elle vous appartient depuis l’éternité.

 

Elle a changé de nom, de voix, de visage ;

Malgré tout, vous l’avez reconnue au passage.

 

Elle réveille en vous tous les anciens désirs.

A l’ombre de ses pas brillent des souvenirs.

 

Vous l’avez pressentie et vous l’avez rêvée

Longuement, et surtout vous l’avez retrouvée.

 

Elle trame pour vous des jardins et des ciels,

Et vous vous endormez en ses bras éternels.

La poésie du mercredi (#81)

La poésie d’aujourd’hui n’est pas, à proprement parler, un poème : il s’agit d’un extrait de L’Acacia, roman de Claude Simon publié en 1989… 

Cet extrait en particulier présentant un fragment de temps relativement suspendu, sans participer en soi de la narration et de l’avancée de l’intrigue, en faisant surgir les images dans l’esprit du lecteur, m’a fait penser à une sorte de poème en prose, et c’est pourquoi je vous le propose aujourd’hui ! 

De la même façon, un extrait du Voyage au bout de la nuit avait fait l’objet d’une Poésie du mercredi…

(…) dans la lumière du lampadaire proche c’était [le drapeau] seulement une loque sombre autour de laquelle scintillait en minces vergetures le poudroiement de la pluie qui tombait sans discontinuer : il était trop chargé d’eau pour que le vent qui parfois rabattait la pluie sur la vitre du wagon pût beaucoup plus que le faire osciller faiblement et à son extrémité se formaient de grosses gouttes que l’on voyait se gonfler peu à peu, s’étirer en forme de poire, diamantines dans la lueur du lampadaire et se détacher l’une après l’autre avec régularité ; avant de s’ébranler, le sifflet de la locomotive fit entendre une sorte de hululement plaintif, lugubre, répété deux fois, rappelant le son qu’émettaient les locomotives dans les films se déroulant au Far West.

La poésie du mercredi (#80)

Nous voici arrivés à la huitième dizaine de la rubrique, et comme toujours (oui, sauf quand rien n’est publié, oui…) je vous propose un texte qui me plaît particulièrement. 

J’ai récemment découvert les Poèmes de Beckett (L., si tu me lis : oui, c’est dans la brochure de littérature générale et comparée… pas été chercher très loin !), édités pour la première fois en 1992. En voici donc un :


de pied ferme

tout en n’attendant plus

il se passe devant

allant sans but

La poésie du mercredi (#79)

Bonjour à tous.tes !

Comme vous l’avez sans doute remarqué, ce blog est en léthargie totale depuis quelque temps, pour des raisons personnelles (notamment de motivation.) Mais on revient aujourd’hui, avec la 79e Poésie du mercredi, consacrée cette semaine à Yves Bonnefoy dont le poème “L’Oiseau des Ruines” est extrait du recueil  À Une Terre d’aube (in Du Mouvement et de l’immobilité de Douve, Poésie/Gallimard) publié en 1958. 

L’OISEAU DES RUINES

L’oiseau des ruines se sépare de la mort,

Il nidifie dans la pierre grise au soleil,

Il a franchi toute douleur , toute mémoire,

Il ne sait plus ce qu’est demain dans l’éternel. 

La poésie du mercredi (#78)

Je viens de découvrir l’œuvre très intéressante de Jacques Roubaud : la poésie de ce mercredi lui est donc consacrée ! Ce sonnet est extrait de son recueil La Forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains (publié initialement en 1999). J’ai trouvé ce poème dans la réédition intitulée Je suis un crabe ponctuel (anthologie personnelle 1967-2014).

SONNET IX : RUE ROSSINI

La rue Rossini coude et la soucoupe est verte
Où gît déchiré le ticket de mon café
Crème. Le ciel de juin gribouille est en reflet
Détrempé dans la vitre d’une chambre ouverte

Au-dessus du magasin d’antiquités. Certes
L’air étant doux, le matin calme, je pourrais
Lire, penser, rêver ; je préfère en parfait
Sans-gêne écouter mes voisins, l’oreille traître.

La belle fille brune a dit, levant ses bras
Bruns, nus, aux creux fournis de touffes à promesses
“Mais je suis un humain, je ne suis pas un chat !”

Son interlocuteur en semble assez perplexe
(Les conversations ont textes et sous-textes) :
“Tu devrais dire “chatte”.” Elle ne répond pas.

La poésie du mercredi (#77)

Je vous propose aujourd’hui un poème d’Eurydice El-Etr extrait de son recueil Je tousse de la lumière publié en 1986 :

QUAND LE JOUR SE LÈVE

Quand le jour se lève
La nuit se cache sous les pierres
Elle dort dans son lit de pierres

Si le jour s’enfonce dans la nuit
Il peut se passer quelque chose de très grave.

La poésie du mercredi (#75)

Nous restons en compagnie de Jacques Réda ce matin, avec “L’Incorrigible”, poème suivant immédiatement celui que je vous proposais la semaine dernière – constituant en quelque sorte une réponse :

L’INCORRIGIBLE

Le chaos suburbain, sa magie équivoque,
J’ai cru sincèrement que je ne les aimais
Plus : je vous recherchais, Vallée Heureuse. Mais
On ne se refait pas. Qu’est-ce qui me convoque ?
Alors aussi longtemps qu’un reste de vigueur
Me gardera le pied vaillant sur les pédales,
Je recommencerai d’aller par ces dédales
Entre les boulevards qui traînent en longueur.
Tout change sans arrêt ; une faible mémoire
Me fait revoir à neuf ce qui n’a pas changé,
Et souvent l’inconnu me semble un abrégé
Des figures peuplant le morne territoire
Où pourtant je m’enfonce encore, jamais las
De vieux murs décrépits, de couchants qui s’éteignent
Au fond de potagers en friche dont la teigne
Disparaît en avril sous un flot de lilas.
Comme le vers repart et tourne dans la strophe,
En prenant pour pivot la rime sans raison,
Je vais d’un coin de rue à l’autre ; ma prison
Adhère à l’infini constamment limitrophe.
Mais soudain les cloisons s’envolent : on atteint
Un rebord où le ciel embrasse tout l’espace.
Dans leur intimité sans mouvement, je passe
Et repasse, à la fois convive et clandestin.
Comme dans la clarté qui pénètre le rêve
Où je reconnais tout (mais tout est surprenant),
Tout fait signe, et je vais comprendre, maintenant,

Ou bien dans un instant qui dure, qui m’élève.
Et je roule sans poids, je lâche le guidon :
Voici le vrai départ, qui clôt la promenade,
Le vrai monde – son centre est cette colonnade
Qu’on voit au loin depuis une gare, à Meudon.

La poésie du mercredi (#74)

J’ai découvert il y a peu Hors les murs, recueil de poèmes de Jacques Réda paru en 1982. Voici donc l’un de ces textes, qui m’a beaucoup intriguée…

AUX BANLIEUES

J’aurai beaucoup aimé vos charmes équivoques,
Villas, petits manoirs, usines et bicocques
Perdus au bout d’un parc qu’on défonce, ou tassés
Dans des jardins étroits qui n’ont jamais assez
De dahlias, de choux et parfois de sculptures
En fil de fer levant par-dessus les clôtures
Des visages de dieux taillés dans l’isorel.
Votre artifice fut pour moi le naturel,
Et vos combinaisons, où l’ordre dégénère,
Une contrée enfin tout à l’imaginaire Vouée. Et j’ai longtemps erré, comme en dormant,
De surprise morose en fade enchantement,
Mais toujours attiré plus loin, mis en alerte
Par la proximité de quelque découverte Philosophale : au coin frémissant d’un sentier
Qui débouchait soudain sur un trou de chantier,
Ou bien vers le sommet désert d’une avenue
Conduisant en plein ciel à la déconvenue
D’un plateau hérissé de tours et ceinturé D’un fulminant glacis d’autoroutes. J’aurai
Beaucoup aimé vos soirs, quand l’odeur de la soupe
Monte des pavillons qu’un soleil bas découpe
En signes noirs secrets sur le rouge horizon,
Tandis qu’obliquement, à travers un gazon
Bien tondu, par un toit de serre abandonnée,
La lune, sur mes pas, entamait sa tournée
De veilleuse légère aux pans de murs caducs,
Au remblai qui s’effondre, aux minces aqueducs
Enjambant la cohue inerte déballée
Dans ses rêves au fond d’une obscure vallée.
Tous les bleus, tous les gris des ciels je les ai bus
En marchant, au carreau vibrant des autobus.
Mes yeux ont conservé leur fugitive empreinte,
Mon allure, un je n sais quoi du labyrinthe
Sans centre et sans issue où, seul, je dérivais,
Porté par les remous d’un infini mauvais,
Et toujours repoussé dans les mêmes ornières,
De Bagneux à Montreuil, à Romainville, Asnières…
Mais je suis fatigué de vos charmes, faubourgs,
Même quand un printemps allègre vous festonne,
Et quand votre diversité si monotone
Se surpasse pour m’étourdir de calembours.
Au temps du doryphore et des topinambours,
J’ai vécu là pourtant en parfait autochtone.
C’est peut-être pourquoi vos hasards ne m’étonnent
Plus guère. Mais je rêve à d’immenses labours
Où m’en aller tout droit, de colline en colline,
À l’écart des hameaux pris par l’indiscipline
Pavillonnaire qui les rend pareils à vos Débordements, et finiront par s’y confondre,
Laissant le monde entier, par monts, routes et vaux,
Tourner en rond sur soi comme un vieil hypocondre.

La poésie du mercredi (#73)

Hier – le 17 mai – c’était la journée mondiale de lutte contre l’homophobie, la biphobie et la transphobie. Je vous propose par conséquent un poème… de circonstance : “Paroles à l’Amie”, de Renée Vivien, in À l’heure des mains jointes, dans sa version (revue et corrigée) de 1909.
Certains termes ont bien sûr vieilli, mais le texte n’en reste pas moins très intéressant…

PAROLES À L’AMIE

Tu me comprends : je suis un être médiocre,
Ni bon, ni très mauvais, paisible, un peu sournois.
Je hais les lourds parfums et les éclats de voix,
Et le gris m’est plus cher que l’écarlate ou l’ocre.

J’aime le jour mourant qui s’éteint par degrés,
Le feu, l’intimité claustrale d’une chambre
Où les lampes, voilant leurs transparences d’ambre,
Rougissent le vieux bronze et bleuissent le grès.

Les yeux sur le tapis plus lisse que le sable,
J’évoque indolemment les rives aux pois d’or
Où la clarté des beaux autrefois flotte encor…
Et cependant je suis une grande coupable.

Vois : j’ai l’âge où la vierge abandonne sa main
À l’homme que sa faiblesse cherche et redoute,
Et je n’ai point choisi le compagnon de route,
Parce que tu parus au tournant du chemin.

L’hyacinthe saignait sur les rouges collines,
Tu rêvais et l’Éros marchait à ton côté…
Je suis femme, je n’ai point droit à la beauté.
On m’avait condamnée aux laideurs masculines.

Et j’eus l’inexcusable audace de vouloir
Le sororal amour fait de blancheurs légères,
Le pas furtif qui ne meurtrit point les fougères
Et la voix douce qui vient s’allier au soir.

On m’avait interdit tes cheveux, tes prunelles,
Parce que tes cheveux sont longs et pleins d’odeurs
Et parce que tes yeux ont d’étranges ardeurs,
Et se troublent ainsi que les ondes rebelles.

On m’a montrée du doigt en un geste irrité,
Parce que mon regard cherchait ton regard tendre…
En nous voyant passer, nul n’a voulu comprendre
Que je t’avais choisie avec simplicité.

Considère la loi vile que je transgresse
Et juge mon amour, qui ne sait point le mal,
Aussi candide, au nécessaire et fatal
Que le désir qui joint l’amant à la maîtresse.

On n’a point lu combien mon regard était clair
Sur le chemin où me conduit ma destinée,
Et l’on a dit : “Quelle est cette femme damnée
Que ronge sourdement la flamme de l’enfer ?”

Laissons-les au souci de leur morale impure,
Et songeons que l’aurore a des blondeurs de miel,
Que le jour sans aigreur et que la nuit sans fiel
Viennent, tels des amis dont la bonté rassure…

Nous irons voir le clair d’étoiles sur les monts…
Que nous importe, à nous, le jugement des hommes ?
Et qu’avons-nous à redouter, puisque nous sommes
Pures devant la vie et que nous nous aimons ?…

La poésie du mercredi (#72)

Comme annoncé la semaine dernière, voici la deuxième partie du diptyque “Absences” d’Éluard, in Capitale de la douleur (1926) :

ABSENCES

II.

Je sors au bras des ombres,
Je suis au bas des ombres,
Seul.

La pitié est plus haut et peut bien y rester,
La vertu se fait l’aumône de ses seins
Et la grâce s’est prise dans les filets de ses paupières.
Elle est plus belle que les figures des gradins,
Elle est plus dure,
Elle est en bas avec les pierres et les ombres.
Je l’ai rejointe.

C’est ici que la clarté livre sa dernière bataille.
Si je m’endors, c’est pour ne plus rêver.
Quelles seront alors les armes de mon triomphe ?
Dans mes yeux grands ouverts le soleil fait les joints,
Ô jardin de mes yeux !
Tous les fruits sont ici pour figurer des fleurs,
Des fleurs dans la nuit.
Une fenêtre de feuillage
S’ouvre soudain dans son visage.
Où poserai-je mes lèvres, nature sans rivage ?

Une femme est plus belle que le monde où je vis
Et je ferme les yeux.
Je sors au bras des ombres,
Je suis au bas des ombres
Et des ombres m’attendent.

La poésie du mercredi (#71)

Je vous propose aujourd’hui un poème de Paul Éluard en deux parties – la prochaine le 11 ! – intitulé “Absences”, et extrait de son recueil de 1926, Capitale de la douleur :

ABSENCES

I.

La plate volupté et le pauvre mystère
Que de n’être pas vu.

Je vous connais, couleur des arbres et des villes,
Entre nous est la transparence de coutume
Entre les regards éclatants.
Elle roule sur pierres
Comme l’eau se dandine.
D’un côté de mon cœur des vierges s’obscurcissent,
De l’autre la main douce est au flanc des collines.
La courbe de peu d’eau provoque cette chute,
Ce mélange de miroirs.
Lumières de précision, je ne cligne pas des yeux,
Je ne bouge pas,
Je parle
Et quand je dors
Ma gorge est une bague à l’enseigne de tulle.

La poésie du mercredi (#70)

Revenons à la poésie après nos divagations dans les méandres d’internet : comme toutes les dix semaines, je vous propose aujourd’hui un poème qui me plaît beaucoup. Plus précisément un des premiers qui a attiré mon attention, quand j’avais quatorze ans – il s’agit de “Colloque sentimental”, de Verlaine, extrait des Fêtes galantes publiées en 1869…

COLLOQUE SENTIMENTAL

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l’heure passé

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l’on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.

– Te souvient-il de notre extase ancienne ?
– Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?

– Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? – Non.

– Ah ! Les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! – C’est possible.

– Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir !
– L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.

La poésie du mercredi (#69)

Nous accueillons aujourd’hui Boileau (qui porte mal son son nom…). Mais rien de sérieux, ni Art poétique ni réflexion sur la “pureté de la langue” : cette pièce extraite des Poésies diverses, publiées en 1674, aurait été écrite en 1653, lorsque l’auteur avait dix-sept ans… Ce qui doit expliquer sa légèreté !

CHANSON À BOIRE

Philosophes rêveurs, qui pensez tout savoir,
Ennemis de Bacchus, rentrez dans le devoir :
Vos esprits s’en font trop accroire.
Allez, vieux fous, allez apprendre à boire.
On est savant quand on boit bien :
Qui ne sait boire ne sait rien.

S’il faut rire ou chanter au milieu d’un festin,
Un docteur est alors au bout de son latin :
Un goinfre en a toute la gloire.
Allez, vieux fous, allez apprendre à boire.
On est savant quand on boit bien :
Qui ne sait boire ne sait rien.

La poésie du mercredi (#68)

Nous accueillons aujourd’hui Francis Ponge, avec “La Cigarette”, un poème en prose extrait du Parti-pris des choses publié en 1942 :

LA CIGARETTE

Rendons d’abord l’atmosphère à la fois brumeuse et sèche, échevelée, où la cigarette est toujours posée de travers depuis que continûment elle la crée.

Puis sa personne : une petite torche beaucoup moins lumineuse que parfumée, d’où se détachent et choient selon un rythme à déterminer un nombre calculable de petites masses de cendres.

Sa passion enfin : ce bouton embrasé, desquamant en pellicules argentées, qu’un manchon immédiat formé des plus récentes entoure.

La poésie du mercredi (#67)

Nous parlons d’amour aujourd’hui avec Ronsard et ce poème extrait (justement) des Amours, datant de 1552…

Ces deux yeux bruns, deux flambeaux de ma vie,
Dessus les miens foudroyant leur clarté,
Ont esclavé ma jeune liberté,
Pour la damner en prison asservie.
De vos doux feux ma raison fut ravie,
Si qu’ébloui de votre grand beauté,
Opiniâtre à garder loyauté
Autres yeux voir depuis je n’eus envie.
D’autre éperon mon Tyran ne me point,
Autres pensers en moi ne couvent point,
Ni autre idole en mon cœur je n’adore.
Ma main ne sait cultiver autre nom,
Et mon papier n’est émaillé, sinon
De vos beautés que ma plume colore.

La poésie du mercredi (#66)

Pour cette soixante-sixième Poésie du mercredi – le nombre du Diâââbleuh -, je vous propose quelque chose d’assez spécial. (Et, oui, il y a un rapport avec le Diâââbleuh. Vous allez voir.)
Donc, un extrait… de roman. Scandale et révolution : ON EST CENSÉ PARLER DE POÉSIE ICI, SAPRELOTTE. Ça commence comme ça, et puis après on ne sait pas où ça va s’arrêter. Hein ?
Mais bon. Reposez-moi donc ce couteau (c’est pas recommandé sur les écrans en règle générale) et laissez-moi expliquer le pourquoi du comment.
La poésie d’aujourd’hui est donc un extrait de roman, plus précisément du
Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, paru en 1933. Il s’agit d’un passage lui-même tiré d’un passage plus long, assez célèbre, et qui consiste en une vision hallucinée du narrateur, Bardamu : il décrit en effet la sortie des morts de leur cimetière, et leur danse (ou invasion ?) nocturne au-dessus de la ville. (Vous voyez le lien avec le Diâââbleuh ?) Ce passage en lui-même – aux alentours de la page 368 en Folio – tient, en tout cas selon moi, plus du poème en prose (et plus particulièrement de l’épopée antique ou de la prophétie biblique) que du roman “classique”.
Voici donc un extrait du
Voyage au bout de la nuit de Céline :

Une abominable débâcle, il en arrive tournoyants des fantômes des quatre coins, tous les revenants de toutes les épopées… Ils se poursuivent, ils se défient et se chargent siècles contre siècles. Le Nord demeure alourdi longtemps par leur abominable mêlée. L’horizon se dégage en bleuâtre et le jour enfin monte par un grand trou qu’ils ont fait en crevant la nuit pour s’enfuir.
Après ça pour les retrouver, ça devient tout à fait difficile. Il faut savoir sortir du Temps.
C’est du côté de l’Angleterre qu’on les retrouve quand on y arrive, mais le brouillard est de ce côté-là tout le temps si dense, si compact que c’est comme des vraies voiles qui montent les unes devant les autres, depuis la Terre jusqu’au plus haut du ciel et pour toujours. Avec l’habitude et de l’attention on peut arriver à les retrouver quand même, mais jamais pendant bien longtemps à cause du vent qui rapproche toujours des nouvelles rafales et des buées du large.
La grande femme qui est là, qui garde l’Île c’est la dernière. Sa tête est bien plus haute encore que les buées les plus hautes. Il n’existe plus qu’elle de vivante un peu dans l’Île. Ses cheveux rouges au-dessus de tout, dorent encore un peu les nuages, c’est tout ce qui reste du soleil.
Elle essaye de se faire du thé qu’on explique.
Il faut bien qu’elle essaye puisqu’elle est là pour l’éternité. Elle n’en finira jamais de le faire bouillir son thé à cause du brouillard qui est devenu bien trop dense et bien trop pénétrant. De la coque d’un bateau qu’elle se sert pour théière, le plus beau, le plus grand des bateaux, le dernier qu’elle a pu trouver dans Southampton, elle s’en fait chauffer du thé, par vagues et encore des vagues… Elle remue… Elle tourne le tout avec une rame qui est énorme… Ça l’occupe.
Elle regarde rien d’autre, sérieuse pour toujours qu’elle est et penchée.
La ronde est passée tout à fait au-dessus d’elle mais elle a même pas bougé, elle a l’habitude qu’ils viennent tous les fantômes du continent se perdre par ici… C’est fini.
Elle tripote, ça lui suffit, le feu qu’est sous la cendre, entre deux forêts mortes, avec ses doigts.
Elle essaye de l’animer, tout est à elle à présent, mais son thé il ne bouillira plus jamais.
Il n’y a plus de vie pour les flammes.
Plus de vie au monde pour personne qu’un petit peu pour elle encore et tout est presque fini…

La poésie du mercredi (#65)

Nous partons aujourd’hui avec Blaise Cendrars et le poème intitulé “35°57′ latitude Nord / 15°16′ longitude Ouest”, extrait du recueil Feuilles de route et de la première partie de celui-ci, “Le Formose” – nom du bateau dans lequel s’inscrivent tous les poèmes de cette section, emprunté par le poète en 1924 et à destination du Brésil. Cette même année verra la parution de cette première partie du recueil.

35°57′ LATITUDE NORD
15°16′ LONGITUDE OUEST

C’est aujourd’hui que c’est arrivé
Je guettais l’événement depuis le début de la traversée
La mer était belle avec une grosse houle de fond qui nous faisait rouler
Le ciel était couvert depuis le matin
Il était 4 heures de l’après-midi
J’étais en train de jouer aux dominos
Tout à coup je poussai un cri et courus sur le pont
C’est ça c’est ça
Le bleu d’oultremer
Le bleu perroquet du ciel
Atmosphère chaude
On ne sait pas comment cela s’est passé et comment définir la chose
Mais tout monte d’un degré de tonalité
Le soir j’en avais la preuve par quatre
Le ciel était maintenant pur
Le soleil couchant comme une roue
La pleine lune comme une autre roue
Et les étoiles plus grandes plus grandes

Ce point se trouve entre Madère à tribord et Casablanca à bâbord
Déjà

La poésie du mercredi (#64)

Le poème d’aujourd’hui est daté du 15 février 1989, et extrait du recueil Gris de Perle (in Écriture ineffable en Poésie/Gallimard) d’André Pieyre de Mandiargues :

HOMARD

De pudeur autant que de peine
Ou bien de fureur rentrée
Le homard ainsi qu’un petit
Dragon bleuâtre que l’on ébouillante
Rougit à l’écarlate extrême
Et perd quelqu’une de ses pattes
Au fond de la marmite aux épices,

Mais tu prendras un marteau de bois
Pour casser le dur orgueil de ses pinces
Et te régaler d’une exquise chair
Tendre comme d’une bien-aimée.

La poésie du mercredi (#63)

Hier, comme vous le savez, c’était la “journée de LaFâme”. En vrai, on dit “journée internationale des droits des femmes”, mais bon, faut croire que c’est un peu trop long à prononcer. Du coup, on célèbre La Féminité La Seule Et L’Unique Avec Des Majuscules à grand renfort de promos sur, en vrac, les cosmétiques, l’électroménager, les fleurs, enfin les trucs de fille hein, dès qu’il y a un peu de rose et qu’on peut en faire une “blague sur les blondes” ça rentre dans le schéma de toute façon, alors pourquoi se fatiguer – et non pas s’emmerder puisque, n’est-ce pas, votre humble servante étant pourvue d’une paire de seins et d’un utérus plus ou moins en état de marche, les gros mots c’est vulgaire dans la bouche d’une fille et que le pire qui puisse arriver à une fille, ne l’oublions pas, c’est d’être vulgaire. Ou prude. Ou hypocrite si on se trouve entre les deux. Bref. Je disais ? Ah, oui, donc pourquoi se fatiguer à parler du viol, du harcèlement de rue, du fait que TOUT est genré (la plupart du temps au détriment des filles), du plafond de verre, des injonctions sociales aussi intenables que contradictoires… ? Hein ? Bah oui, après tout hein, “c’est comme ça”. C la Nature. Bon. Je vais m’arrêter là sinon on va me demander si j’ai mes règles (réponse : non), si je suis frustrée sexuellement (réponse : non) et si je déteste les hommes (réponse ? Oui. Je veux tous les tuer pour instaurer une dictature de lesbiennes à la place. On se reproduira par parthénogenèse, ça sera cool).

Tout ça pour introduire la poésie de ce mercredi, plus précisément le texte d’une chanson de 2002 et de la chanteuse Juliette, extraite de son album Le Festin de Juliette. Voici donc “L’Éternel féminin” :

L’ÉTERNEL FÉMININ

Dans mon sous-sol crasseux où brûlent mes fourneaux
Où les âmes damnées grillent de bas en haut
Regardez qui est là, qui attise les flammes
Régnant sur les Enfers, le Diable est une femme

Rien d’étonnant n’est-ce pas ? des brunes jusqu’aux blondes
Par elles sont advenus tous les malheurs du monde
Le Diable est une femme, et vous vous en doutiez :
La place d’une femme n’est-elle pas au foyer ?

Sur mon lit calciné
Lascive et si cruelle
Comment pour m’invoquer
Faut-il que l’on m’appelle ?
Mes diables et mes hommes
Et Dieu même en personne
Tout simplement me nomment
Patronne !

Depuis tant de prophètes, de savants vertueux
L’équation est logique c’est la preuve par deux
On l’a tant proclamé sur un ton formidable :
“Le Diable est une femme, les femmes c’est le Diable !”

Et qu’elles soient victimes ou qu’elles soient complices
De leurs mâles et fils et de leurs maléfices
Frappez donc les premiers, Talibans ordinaires,
Ces démons adorés, car il faut les faire taire !

Sur mon lit calciné
Lascive et si cruelle
Messieurs, venez m’aider
À ôter mes dentelles !
Dans vos brûlants émois
Ainsi que je l’ordonne
Allez, appelez-moi
Patronne !

Quel que soit le brigand il y a la corruptrice
Consciente du pouvoir qui dort entre ses cuisses
Qui susurre les ordres et les avis funestes
Vous mes sœurs les salopes, les putains et les pestes

Derrière chaque type sans foi ni loi ni âme
Si vous cherchez le Diable, vous trouverez la femme
La gueuse la traîtresse la garce la sorcière
La fille de Borgia et la maman d’Hitler !

Sur mon lit calciné
Lascive et si cruelle
Je vous attends, venez
Mes belles demoiselles
Que votre dernier mot
Que la vie abandonne
Soit, dans un soubresaut
Patronne !

En attendant je compte vos crimes et vos bassesses
Tous vos pieux mensonges et vos histoires de fesses
J’encourage le vice, je provoque des guerres
Je dirige le monde et Dieu me laisse faire !

Parce que Dieu se fout bien de vos petits tourments
Avec ses anges blancs dans son blanc firmament
Dieu est tellement belle, c’est une femme généreuse
Mais ne vous y fiez pas : ça n’est qu’une allumeuse !

Sur mon lit calciné
Lascive et si cruelle
Pour fêter vos péchés
Je réponds à l’appel
Et pour me faire venir
D’une voix qui frissonne
Il suffit de redire
Patronne…

La poésie du mercredi (#62)

Le poète d’aujourd’hui est René Char, avec “Afin qu’il n’y soit rien changé”, extrait du recueil Fureur et mystère, datant de 1962.

AFIN QU’IL N’Y SOIT RIEN CHANGÉ

Tiens mes mains intendantes, gravis l’échelle noire, ô dévouée ; la volupté des graines fume, les villes sont fer et causerie lointaine.

Notre désir retirait à la mer sa robe chaude avant de nager sur son cœur.

Dans la luzerne de ta voix tournois d’oiseaux chassent soucis de sécheresse.

Quand deviendront guides les sables balafrés issus des lents charrois de la terre, le calme approchera de notre espace clos.

La quantité de fragments me déchire.
Et debout se tient la torture.

Le ciel n’est plus aussi jaune, le soleil aussi bleu.
L’étoile furtive de la pluie s’annonce.
Frère, silex fidèle, ton joug s’est fendu.
L’entente a jailli de tes épaules.

Beauté, je me porte à ta rencontre dans la solitude du froid.
Ta lampe est rose, le vent brille.
Le seuil du soir se creuse.

J’ai, captif, épousé le ralenti du lierre à l’assaut de la pierre de l’éternité.

“Je t’aime”, répète le vent à tout ce qu’il fait vivre.
Je t’aime et tu vis en moi.

La poésie du mercredi (#61)

Notre invitée du jour est la poétesse contemporaine Emmanuelle Favier avec ce poème sans titre extrait de “La Fracture amoureuse”, paru dans le recueil Le Point au soleil aux éditions Rhubarbe en 2012 (dont je vous recommande la lecture !).

Je repars, vers le haut, 
Tandis que tu descends
L’eau s’écoule en pans vastes sur cette colline urbaine
Comme sur les plages
Où tu m’as montré
Que la mer était autour de nous parfois
Que la mer était notre débâcle
Que la mer était cette aube où nous nous déployions
Où nous dégorgions le vide emporté de la terre
Mais ce n’était que le bitume qui dégorgeait ses chaleurs
Et je repars en claquant ses algues de pétrole
En me mouillant les pieds
Tandis que dans mon dos
Tu descends pressé la colline et ses mares

La poésie du mercredi (#60)

Soixante semaines, déjà.
Comme toutes les dizaines, voilà un poème que j’aime particulièrement : “Here”, de Christine & The Queens, in
Chaleur Humaine, 2014.

(PS : N’allez PAS écouter le featuring avec Booba sur cette chanson… Conseil d’ami.)

HERE

Here is where everything happened

Ce que je voudrais raconter
Reste en pays étranger

Here is where everything happened

Sur mon dos marqué d’une croix
Pose ta main, souviens-toi

Here

Here is where everything happened

À force-force de lutter
Je ne suis que géométries

Here is where everything happened

Et mon curieux visage est né
Des débris du grand incendie

Don’t let anything be lost
La mémoire est un animal
Don’t let anything be lost
Silence mat, réveil brutal

Here is where everything happened

J’évolue en vivante trace
À peine un peu effacée

Here is where everything happened

Dessous mes ongles l’étincelle
En moi plus d’un millier

Here

La poésie du mercredi (#59)

Le poème d’aujourd’hui est assez spécial, puisqu’il ne s’agit pas de poésie au sens où on l’entend à présent : ce texte de Voltaire, intitulé “Le Mondain”, lui a valu à sa parution en 1736 de s’exiler en Hollande sous la pression de l’Église, le dernier vers (“Le paradis terrestre est où je suis”) ayant été perçu comme un blasphème. Voici donc ce (long) texte satirique de Voltaire :

Regrettera qui veut le bon vieux temps,
Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée,
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,
Et le jardin de nos premiers parents ;
Moi, je rends grâce à la nature sage
Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge
Tant décrié par nos tristes frondeurs :
Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs.
J’aime le luxe, et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté, le goût, les ornements :
Tout honnête homme a de tels sentiments.
Il est bien doux pour mon cœur très immonde
De voir ici l’abondance à la ronde,
Mère des arts et des heureux travaux,
Nous apporter, de sa source féconde,
Et des besoins et des plaisirs nouveaux.
L’or de la terre et les trésors de l’onde,
Leurs habitants et les peuples de l’air,
Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
Ô le bon temps que ce siècle de fer !
Le superflu, chose très nécessaire,
A réuni l’un et l’autre hémisphère.
Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
Qui, du Texel, de Londres, de Bordeaux,
S’en vont chercher, par un heureux échange,
De nouveaux biens, nés aux sources du Gange,
Tandis qu’au loin, vainqueurs des musulmans,
Nos vins de France enivrent les sultans ?
Quand la nature était dans son enfance,
Nos bons aïeux vivaient dans l’ignorance,
Ne connaissant ni le tien ni le mien.
Qu’auraient-ils pu connaître ? ils n’avaient rien.
Ils étaient nus et c’est chose très claire
Que qui n’a rien n’a nul partage à faire.
Sobres étaient. Ah ! je le crois encor :
Martialo n’est point du siècle d’or.
D’un bon vin frais ou la mousse ou la sève
Ne gratta point le triste gosier d’Ève ;
La soie et l’or ne brillaient point chez eux.
Admirez-vous pour cela nos aïeux ?
Il leur manquait l’industrie et l’aisance :
Est-ce vertu ? c’était pure ignorance.
Quel idiot, s’il avait eu pour lors
Quelque bon lit, aurait couché dehors ?
Mon cher Adam, mon gourmand, mon bon père,
Que faisais-tu dans les jardins d’Eden ?
Travaillais-tu pour ce sot genre humain ?
Caressais-tu madame Ève ma mère ?
Avouez-moi que vous aviez tous deux
Les ongles longs, un peu noirs et crasseux,
La chevelure un peu mal ordonnée,
Le teint bruni, la peau bise et tannée.
Sans propreté l’amour le plus heureux
N’est plus amour, c’est un besoin honteux.
Bientôt lassés de leur belle aventure,
Dessous un chêne ils soupent galamment
Avec de l’eau, du millet, et du gland ;
Le repas fait, ils dorment sur la dure :
Voilà l’état de la pure nature.
Or maintenant voulez-vous, mes amis,
Savoir un peu, dans nos jours tant maudits,
Soit à Paris, soit dans Londres, ou dans Rome,
Quel est le train des jours d’un honnête homme ?
Entrez chez lui : la foule des beaux-arts,
Enfants du goût, se montre à vos regards.
De mille mains l’éclatante industrie
De ces dehors orna la symétrie.
L’heureux pinceau, le superbe dessin
Du doux Corrège et du savant Poussin
Sont encadrés dans l’or d’une bordure ;
C’est Bouchardon qui fit cette figure,
Et cet argent fut poli par Germain.
Des Gobelins l’aiguille et la teinture
Dans ces tapis surpassent la peinture.
Tous ces objets sont vingt fois répétés
Dans des trumeaux tout brillants de clartés.
De ce salon je vois par la fenêtre,
Dans des jardins, des myrtes en berceaux ;
Je vois jaillir les bondissantes eaux.
Mais du logis j’entends sortir le maître :
Un char commode, avec grâces orné,
Par deux chevaux rapidement traîné,
Paraît aux yeux une maison roulante,
Moitié dorée, et moitié transparente :
Nonchalamment je l’y vois promené ;
De deux ressorts la liante souplesse
Sur le pavé le porte avec mollesse
Il court au bain : les parfums les plus doux
Rendent sa peau plus fraîche et plus polie.
Le plaisir presse ; il vole au rendez-vous
Chez Camargo, chez Gaussin, chez Julie ;
Il est comblé d’amour et de faveurs.
Il faut se rendre à ce palais magique
Où les beaux vers, la danse, la musique,
L’art de tromper les yeux par les couleurs,
L’art plus heureux de séduire les cœurs,
De cent plaisirs font un plaisir unique.
Il va siffler quelque opéra nouveau,
Ou, malgré lui, court admirer Rameau.
Allons souper. Que ces brillants services,
Que ces ragoûts ont pour moi de délices !
Qu’un cuisinier est un mortel divin !
Chloris, Églé, me versent de leur mainv
D’un vin d’Aï dont la mousse pressée,
De la bouteille avec force élancée,
Comme un éclair fait voler le bouchon ;
Il part, on rit ; il frappe le plafond.
De ce vin l’écume pétillante
De nos Français est l’image brillante.
Le lendemain donne d’autres désirs,
D’autres soupers, et de nouveaux plaisirs.
Or maintenant, monsieur du Télémaque*,
Vantez-nous bien votre petite Ithaque,
Votre Salente, et vos murs malheureux,
Où vos Crétois, tristement vertueux,
Pauvres d’effet, et riches d’abstinence,
Manquent de tout pour avoir l’abondance :
J’admire fort votre style flatteur,
Et votre prose, encor qu’un peu traînante ;
Mais, mon ami, je consens de grand cœur
D’être fessé dans vos murs de Salente,
Si je vais là pour chercher mon bonheur.
Et vous, jardins de ce premier bonhomme,
Jardin fameux par le diable et la pomme,
C’est bien en vain que, par l’orgueil séduits,
Huet, Calmet, dans leur savante audace,
Du paradis ont recherché la place :
Le paradis terrestre est où je suis.

*Il s’agit de Fénelon.

La poésie du mercredi (#58)

Le poète du jour est Guillevic (1907-1997). Ce poème sans titre est extrait de l’ensemble intitulé “Conscience”, dans le recueil Terraqué paru en 1942.

Comme la ville couvait son calme
Et la nuit étant bonne à boire,
Il eut besoin de s’en aller

Vers les îles mauvaises de peur –

Apporter à leurs meules
Le grain du continent
Qui leur permît de moudre.

La poésie du mercredi (#57)

J’ai découvert le poème d’aujourd’hui… grâce à la RATP. Plus précisément dans le métro : si vous êtes dans la région parisienne et empruntez régulièrement le métro, vous l’avez donc peut-être croisé, surtout si vous prenez la ligne 7…
Il s’agit d’un poème de Claude Roy, “L’Orme malade”, extrait de son recueil Le Voyage d’automne, datant de 1987.

L’ORME MALADE

Le grand arbre calme allait de soi
Les oiseaux habitaient ses étages
depuis les moineaux-friquets au premier
jusqu’au couple de hulottes au sommet
Les enfants y bâtissaient des maisons aériennes
aussi cachées que celles du Robinson Suisse
On ne pensait pas à l’orme comme à un vivant
puisqu’il était la vie sans nom de personne
On disait “l’arbre” et le vent répondait
Aujourd’hui l’arbre va très mal
Il est malade            Il va mourir
Il se dessèche et roussit
comme s’il était incendié du dedans
Vivant ce n’était qu’un arbre
Mort c’est un vieil ami mort
Il aurait dû verdir bien plus longtemps que nous
Il s’en est allé le premier.

La poésie du mercredi (#56)

Heureusement, les stances accusatrices, d’une homophobie condescendante basée sur une misogynie assez extraordinaire (“Séparez-vous de nous, vous n’êtes que parties, / Vous n’êtes rien du tout”…) ont trouvé une réponse quasiment immédiate dans la Réponse d’Uranie, qui fait l’objet de notre poésie du jour. Cette réponse est composée sur le même modèle que celui auquel elle fait écho : des stances, donc un assez long poème composé de quatrains alternant alexandrins et octosyllabes, et aux rimes croisées.
Un certain mystère plane sur cette
Réponse d’Uranie : on ne sait toujours pas avec certitude qui en est l’auteur, ayant été diffusée anonymement (fait relativement rare à l’époque). Si elle est généralement attribuée à Benserade, c’est-à-dire au même auteur que les précédentes Stances, à cause de la presque simultanéité des deux textes et surtout de l’unicité du style, il n’est pas certain que ce soit le cas… Et l’idée d’un.e écrivain.e de talent pastichant le style de Benserade n’est pas écartée !

RÉPONSE D’URANIE

Pouvais-je m’opposer à des yeux pleins de charmes,
À qui rien ne peut résister,
À qui nouvellement un Prince rend les armes,
Qui va tout vaincre et tout dompter ?

Pourquoi vous plaignez-vous de céder la campagne
À de si puissants ennemis,
À qui les Conquérants qui soumettent l’Espagne
Font gloire aussi d’être soumis ?

Je porte des liens que les cœurs les plus braves
Avecque plaisir ont soufferts,
Et je suis comme vous la foule des esclaves
Qu’elle fait gémir dans ses fers.

La troupe bien que grande, en serait imparfaite,
Si l’on ne voyait dans les rangs
Des vaincus comme nous honorer la défaite,
De sexe et d’humeur différents.

Dites que la Raison, l’Amour, et la Nature,
S’opposent à ma passion,
Blâmez, soupçonnez, traitez-la d’imposture,
Ou de folle inclination.

Il est vrai qu’elle est rare, il ne s’en trouve guère
Qui pratiquent ce que je fais ;
Mais des beautés comme elle au-dessus du vulgaire
N’ont pas de vulgaires effets.

De vaincre toute force et faire des miracles,
C’est la coutume de ses yeux ;
Nature, Amour, Raison, leur sont de vains obstacles,
Et rien n’est impossible aux Dieux.

Beaux yeux, Soleils du monde et flambeaux de nos âmes,
Qui vous veut séparer de nous,
Et qui veut empêcher que vos divines flammes
Brillent également pour tous ?

Le Ciel vous a rendu la liberté première,
Et vous roule en cent lieux divers,
Afin que désormais votre douce lumière
S’épande sur tout l’Univers.

Pense-t-on que ces yeux, ces yeux incomparables,
Où l’amour même fait séjour,
Puissent darder jamais leurs regards adorables
Sans faire naître de l’amour ?

Pour moi, quiconque controuve, et que dise l’envie,
Ou le caprice d’un Amant,
Je sens bien que mon cœur n’a jamais de sa vie
Brûlé d’un feu si véhément.

Si vouloir sa ferveur et fuir sa colère,
Si désirer, craindre, espérer,
Mettre tout son bonheur au bonheur de lui plaire,
L’aimer, la servir, l’adorer,

Souffrir en son absence une douleur extrême,
Mourir d’aise en la regardant,
Si c’est l’aimer d’amour, je sens bien que je l’aime,
Et de l’amour le plus ardent.

Cet amour, il est vrai, dans soi-même s’enferme.
Il est sans désir et sans fin,
Il en est plus durable, et n’ayant pas de terme,
Aussi n’aura-t-il pas de fin.

C’est un feu tout brillant, tout pur, et tout céleste,
Qui doit vivre éternellement,
Comme le feu du Ciel, comme le feu de Veste,
Parce qu’il vit sans aliment.

Nous laissons pratiquer au vil sexe des hommes
L’amour passager et charnel ;
Le nôtre est un amour d’anges comme nous sommes,
Divin, angélique, éternel.

Il n’est point trafiquant, il n’est point mercenaire,
Il se contente de son bien,
Il est tout généreux, et contre l’ordinaire,
Il donne, et ne demande rien.

Ah ! qu’il est doux, Philis, d’être aimée de la sorte,
Non pas d’un infidèle amant,
D’un amour d’intérêt, que le plaisir emporte,
Qui meurt dans l’assouvissement.

Ce ne sont que douleurs, que reproches, que plaintes,
De l’un ou de l’autre parti,
Aimez, ou n’aimez pas, de ces sortes d’étreintes,
Jamais le nœud n’est assorti.

Lors que vous n’aimez pas, il languit, il soupire,
Il est prêt d’expirer d’amour ;
Et lorsque vous aimez, tout son amour expire,
Et vous fait gémir à son tour.

Mais je veux que le sens vide cette querelle,
Quoiqu’il ait le goût bien pervers ;
Notre union sans doute est bien plus naturelle
Que celle des sexes divers.

Vraiment il fait beau voir le couple ridicule
De Proserpine et de Pluton,
Vénus avec Vulcain, Iole avec Hercule,
Et l’Aurore avecque Tithon.

Jamais le sens commun peut-il nous faire entendre
Que l’amour terrestre, ou divin,
Ait voulu marier la Nymphe douce et tendre
Avec le Faune et le Sylvain ?

Hé quoi ! des animaux si différents de forme
S’uniraient naturellement ?
Nature ne fait pas de monstres si difformes,
Ni de pareil dérèglement.

L’exacte égalité parfaitement ajuste
Et les corps et les amitiés ;
Et quoi que vous disiez, l’union est plus juste,
Plus semblables sont les moitiés.

Ces doux accouplements de femmes embrassées
Au Ciel ne se trouvent-ils pas ?
Les Grâces, les Vertus, s’y trouvent entassées,
Et s’y baisent à tour de bras.

Et qu’on sépare enfin comme un Juge équitable
Le caprice de la raison,
On trouvera toujours le plaisir véritable
Dans cette aimable liaison.

Cet amour innocent n’attire la vengeance
Ni des grands Dieux ni des humains,
Et tous, pour expier cette sorte d’offense,
N’ont point de foudre ni de mains.

Tout l’absinthe et le fiel, et toute l’amertume,
Le déshonneur et le souci,
Que de traîner toujours l’Amour a de coutume,
N’accompagnent point celui-ci.

Nous picorons les lys et la rose vermeille
Comme fait le beau Papillon ;
Et si nous n’avons pas la douceur de l’Abeille,
Nous n’en avons pas l’aiguillon.

On trouve en ce jardin la rose sans épine,
Et dans le milieu du chemin,
Sans qu’aucune piqûre en venge la rapine,
Nous la cueillons à pleine main.

Sur cette mer tranquille on ne craint pas de l’onde
Le flux et reflux mutuel,
On vit dans une paix éternelle et profonde,
Dans un calme perpétuel.

L’âme qui ne ressent ni douleur ni contrainte
Suit aveuglément son désir,
Et quitte absolument la pudeur et la crainte
Pour s’abandonner au plaisir.

Enfin l’Amour est jeune et n’est pas un prud’homme,
Comme petit enfant qu’il est,
Il méprise souvent l’Orange pour la Pomme,
Et folâtre comme il lui plaît.

Soit solide raison, ou pure frénésie,
Soit plaisir grand ou petit,
C’est là mon amitié, c’est là ma fantaisie,
Chacun suive son appétit.

La poésie du mercredi (#55)

Le poème de ce mercredi est assez spécial : il s’agit des Stances sur l’amour d’Uranie avec Philis d’Isaac de Benserade, publiées en 1656.
Je vous conseille de prêter particulièrement attention aux images employées dans ce texte… Au demeurant un intéressant “modèle” de misogynie ! Certains des “arguments” déployés ici n’ont pas tout à fait disparu aujourd’hui… (affaire à suivre)

STANCES SUR L’AMOUR D’URANIE AVEC PHILIS

Je ne murmure pas, infidèle Uranie,
De votre trahison ;
Et je ne prétends point, dessous ma tyrannie,
Gêner votre raison.

Si pour un autre Amant vous aviez pris le change,
Je l’aurais enduré :
Je blâmais votre amour, et je trouvais étrange
Qu’il avait tant duré.

Je n’ai rien de charmant, ni rien de comparable
À vos perfections ;
Et vous êtes d’ailleurs d’un sexe variable
En ses affections.

Mais quoi ! votre amitié pour suivre une autre Amante,
Se sépare de nous !
Belle certainement, adorable, charmante,
Mais femme comme vous.

De céder la victoire il est assez infâme,
Quel que soit le vainqueur ;
Mais d’être lâchement vaincu par une femme,
C’est un double crève-cœur.

Il faut le confesser, il est vrai qu’elle est belle,
Qu’elle est pleine d’attraits ;
Et que malaisément l’âme la plus rebelle
Se défend de ses traits.

Pour elle tout languit ; pour elle tout soupire
Où que tournent ses pas ;
Les plus nobles vainqueurs reconnaissent l’empire
De ses divins appâts.

Des braves qui cent fois des flots et de l’orage
Méprisèrent l’orgueil ;
De fameux conquérants, viennent faire naufrage
À ce fatal écueil.

Même en ce beau rivage, où la mer se couronne
De bouquets d’oranger,
On vit le Dieu des Eaux, quittant sceptre et couronne,
Sous ses lois se ranger.

Elle est, il est bien vrai, digne d’être admirée
De tous également ;
Mais sa divinité ne doit être adorée
Que de nous seulement.

Chacun serve ses Dieux ; les prêtres de Cibelle
Aux Autels de Vénus,
Leur offrande à la main, quoique pompeuse et belle,
Seraient les mal-venus.

Aussi, quoiqu’elle jure et quoiqu’elle vous mente,
Vous croyez vainement
Qu’elle ait jamais pour vous cette ardeur véhémente
Qu’on a pour un Amant.

Pour peu que de bon sens sa raison soit guidée,
Elle voit aisément,
Que votre passion n’est qu’une folle idée,
Ou qu’un déguisement.

Non, non, votre amitié, de quoi qu’elle se vante,
Ne saurait la toucher ;
Et celle qui pour nous est sensible et vivante,
Pour vous est un rocher.

Votre flamme est brillante, elle tonne, elle éclaire,
Mais elle est sans vigueur ;
Elle peut éveiller, mais jamais satisfaire
L’amoureuse langueur.

Vos baisers sont pareils à ces baisers timides
Qu’une mère a d’un fils ;
Au prix de nos baisers pressés, ardents, humides,
En sucre tout confits.

Le duvet d’un Amant, pique la bouche et l’âme ;
C’est un doux aiguillon
Qui d’un sang amoureux dans le cœur d’une Dame
Excite le bouillon.

Quand l’Astre du matin sollicite la Rose
D’un baiser amoureux,
D’aise elle épanouit sa feuille à demi close
À ses rais vigoureux.

Mais quand la froide Lune, à l’amour impuissante,
En pense faire autant,
Au contraire, sa fleur débile et languissante
Se resserre à l’instant.

En ses rayons gelés, sa couronne incarnate,
S’étreint en peloton ;
Se cache sous l’épine, en ses feuilles se natte,
Et ferme son bouton.

Alors que vous pressez la bouche d’une Dame
De baisers trop ardents,
Et que vous pénétrez jusqu’à l’humide flamme
Qui s’enferme au-dedans ;

Aux guêpes des jardins vous devenez pareilles,
Qui sans faire du miel,
Picotent sur les fleurs le butin des abeilles
Et la Manne du ciel.

Voit-on les animaux, quelque ardeur qui les presse,
Ainsi s’apparier,
Et colombe à colombe, ou tigresses à tigresse
Jamais se marier ?

Quand le palmier femelle à son mâle se mêle,
Il l’embrasse en amant ;
Mais on a beau le joindre à quelque autre femelle,
Il est sans mouvement.

Des plaisirs amoureux, ainsi qu’on peut le croire,
Vénus savait le goût ;
À ce jeu toutefois il n’est point de mémoire
Qu’elle ait trouvé ragoût.

Si l’Amante pouvait donner à son Amante
Les douceurs de l’ami,
Pour devenir garçon l’amoureuse d’Iante
N’aurait pas tant gémi.*

Même, pour nous haïr, ces farouches guerrières
Ne s’entr’aimèrent pas ;
Mais d’un parfait amour allaient sur leurs frontières
Goûter les vrais appâts.

Leur Reine généreuse, au conquérant d’Asie
Alla faire l’amour ;
Étant qu’elle eut passé sa douce fantaisie
Demeura dans sa cour.

Amour est un brasier : ajouter flamme à flamme,
Ce n’est que le grossir ;
Amour est une plaie, et le jus du dictame
Le peut seul adoucir.

Amour est un désir : l’union et la joie
Est son terme et sa fin ;
Amour est un chasseur : il lui faut une proie,
Qu’il coure et prenne enfin.

Amour est un concert : il faut qu’il se compose
De différents accords ;
C’est un nœud mutuel qui veut et qui suppose
Un entrelacs de corps.

Amour est un enfant : avecque la mamelle
Il lui faut le brouet ;
C’est un petit mignon qui bien souvent grommelle :
Il lui faut un jouet.

Vous êtes nos moitiés, avec nous assorties
Vous formez un beau tout ;
Séparez-vous de nous, vous n’êtes que parties,
Vous n’êtes rien du tout.

Séparez-vous de nous, vous n’êtes que des ombres
Sans force et sans pouvoir.
Vous êtes les zéros, et nous sommes les nombres
Qui vous faisons valoir.

Je sais que la beauté, partout victorieuse,
Nous dompte et nous régit ;
Et que sur tous les cœurs sa force impérieuse
Également agit.

Hé bien, honorez-la, comme les autres choses,
D’un sentiment léger,
Comme on prise les lys, comme on chérit les roses
D’un parterre étranger.

Mais venir sur nos champs en faire des rapines
En insolent Vainqueur,
Ne méritez-vous pas d’y trouver des épines
Qui vous percent le cœur ?

Ah ! quittez désormais cette étrange manie,
Réglez mieux vos désirs ;
Et revenez goûter, admirable Uranie,
Les solides plaisirs.

Mais vous, fière beauté, que prétendez-vous faire ?
Voulez-vous me ravir
Un bien qui ne saurait que peu vous satisfaire,
Et peut bien me servir ?

Donnez-moi donc au moins une Amante pour l’autre,
Troquons, je le veux bien ;
Ou rendez-moi son cœur, ou donnez-moi le vôtre
À la place du sien.

…. à suivre…

* Allusion à l’histoire d’Iphis et Iante, dont Benserade a fait une comédie (1634).

La poésie du mercredi (#54)

On a dit beaucoup de mal de Musset ici : il est temps de lui rendre justice en lui consacrant un mercredi. Son œuvre poétique reste mélodieuse et agréable à lire, malgré ce que certains disent de lui…
Le poème d’aujourd’hui, “La Chanson de Fortunio”, est extrait des Poésies nouvelles de 1836.

LA CHANSON DE FORTUNIO

Si vous croyez que je vais dire
Qui j’ose aimer,
Je ne saurais, pour un empire,
Vous la nommer.

Nous allons chanter à la ronde,
Si vous voulez,
Que je l’adore et qu’elle est blonde
Comme les blés.

Je fais ce que sa fantaisie
Veut m’ordonner,
Et je puis, s’il lui faut toute ma vie,
La lui donner.

Du mal qu’une amour ignorée
Nous fait souffrir,
J’en porte l’âme déchirée
Jusqu’à mourir.

Mais j’aime trop pour que je dise
Qui j’ose aimer,
Et je veux mourir pour ma mie
Sans la nommer.

La poésie du mercredi (#53)

Ô amis du trafic & lumignon, l’occupant d’aujourd’hui a pour nom Georges Perec, quant à sa source, révélons-la : il s’agit d’un saisissant corps-mots, Beaux présents belles absentes (1994).

ADIEU À VENISE

SUIS SANS VIE À VENISE
NI EAU VIVE
NI DANSE SUAVE
NE SUIS DÉESSE INDIENNE
NI NAÏADE AU SEIN NU
N’AI ENVIE
NI DE SA VEINE ARIDE
NI DE SES VISÉES INSENSÉES
ADIEU
VENISE VIDE DE SENS
ADIEU
VENISE DEVENUE ENNUI

VIENNE UNE VIE NEUVE & SAUVÉE

La poésie du mercredi (#52)

Notre invité du jour est Jean Follain, avec “Les Accidents”, poème extrait de son recueil Exister paru en 1947 :

LES ACCIDENTS

Poser un soir son pied nu
sur un clou
tomber des branches
boire à même une eau trop froide
sont les accidents mortels
qu’impose le vieux destin
le monde alors n’a plus d’âge
le ciel reste intact et bleu
les murs sèchent inexorables.

La poésie du mercredi (#51)

Nous restons au dix-neuvième siècle cette semaine avec Baudelaire et “Enivrez-vous”, trente-troisième des Petits poèmes en prose publiés à titre posthume en 1869 mais composés entre 1855 et 1864.

ENIVREZ-VOUS

Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.

Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.

Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »

La poésie du mercredi (#50)

Cinquantième semaine, déjà. Comme pour toutes les dizaines, je vous propose un poème que j’aime particulièrement ; celui d’aujourd’hui est extrait des Illuminations de Rimbaud  (rédigées entre 1872 et 1875 et publiées pour la première fois en intégralité en 1895), la quatrième partie d’un poème intitulé “Enfance”, qui se compose de cinq poèmes plus ou moins indépendants les uns des autres, en tout cas relevant du même mode d’écriture (d’ailleurs, je me rends compte que ce processus ressemble à celui des Instants-Nés).

ENFANCE

IV.

Je suis le saint, en prière sur la terrasse, – comme les bêtes pacifiques paissent jusqu’à la mer de Palestine.

Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque.

Je suis le piéton de la grand’route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant.

Je serais bien l’enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet suivant l’allée dont le front touche le ciel.

Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant.

La poésie du mercredi (#49)

Nous venons d’atteindre la dernière étape de notre parcours sur les traces de Philippe Katerine et de la “substantifique moelle” de ses textes.
Je vous propose aujourd’hui, pour clore cette séquence, “Numéros” in Robots après tout, 2005, dont les thématiques permettent une fin… ouverte.
Vous pouvez bien sûr retrouver les chansons de ces dernières semaines (et beaucoup d’autres, la sélection a été difficile !) sur Internet dans ses albums. (À titre personnel, son album Philippe Katerine de 2010 est un de mes préférés. Du moins je trouve que c’est l’un des plus originaux !)

Donc, aujourd’hui, on parle de numéros.

NUMÉROS

Un
Soixante-huit
Douze
Soixante-dix-neuf
Huit cent vingt-neuf
Huit cent cinq
Zéro sept

Voilà mademoiselle Numéros
J’ai les yeux bleus
Et je deviens gros

J’aime les chiens qui font peur
J’aime les ascenseurs
Les tapis roulants
J’aime l’odeur du ciment
J’aime dire bonjour aux autos qui passent
Je pense à la mort
À la mort
Tous les jours

Vous aussi
Vous y pensez
Oui, je le vois bien
Au fond de vos yeux bruns
Mademoiselle
Déclinez votre identité

Deux
Soixante-neuf
Zéro
Cinq
Quatre-vingt-dix-neuf
Cent trente-et-un
Cent soixante-sept
Quatorze

Un
Soixante-huit
Douze
Soixante-dix-neuf
Huit cent vingt-neuf
Huit cent cinq
Zéro sept

Voilà les clefs
Mademoiselle
Voilà les clefs
Mademoiselle
Mademoiselle

La poésie du mercredi (#48)

Pour cette avant-dernière étape de notre parcours sur les textes de Philippe Katerine, je vous propose “Mon meilleur ami est un chien”, extrait de l’album Les Créatures, en 1999.

MON MEILLEUR AMI EST UN CHIEN

Mon meilleur ami est un chien.
On peut lui parler, mais il ne vous répondra pas.

Il aurait préféré avoir une femme
Comme amie
Une femme attentive, belle et sûre,
Qui travaillerait dans l’Éducation Nationale.
Ils auraient des regards que nous n’avons pas,
Que nous n’avons plus
Et ils parleraient d’amour
Et de choses inouïes…
Avec moi ça n’est plus possible
Ça fait trop longtemps maintenant.

Alors certains jours
Je préférerais expliquer mon œuvre
À un lièvre mort.

Mais ça n’est pas possible
Parce qu’il est déjà occupé
Avec un type qui lui explique la peinture.

Alors…,
Je m’ennuie
Je m’ennuie sérieusement
Je m’ennuie et mon emploi du temps
Vous appartient complètement

Alors, racontez-moi ce que vous faites là-bas…
Il doit y avoir du soleil
Et vous mangez des fruits rouges
Et… Et vous devez vous baigner souvent
Hein ?

Je suis sûr que vous êtes tout nus
Je suis sûr que vous êtes tout nus
Je suis sûr que vous êtes tout nus
Je suis sûr que vous êtes tout nus
Je suis sûr que vous êtes tout nus
Je suis sûr que vous êtes tout nus
Je suis sûr que vous êtes tout nus
Je suis sûr que vous êtes tout nus
Je suis sûr que vous êtes tout nus
Vous êtes tout nus, j’en suis sûr

Décrivez-moi cet homme qui parle tout seul
Et qui n’a plus qu’un bras
Est-ce que vous le voyez toujours marcher devant la maison ?
Est-ce qu’il marche toujours devant la maison ?
Est-ce qu’il marche toujours devant la maison ?

– Laissez un message après le bip sonore, expressément.
– Allô, Philippe ? Ouais, en fait, y a une super fête, tu sais putain, c’est hyper génial, et y a vachement de trucs à boire, on va s’éclater ! Viens ! Mais viens, putain !

Bonjour
On ne se connaît pas
Et c’est très bien comme ça

La poésie du mercredi (#47), ou le rapport entre une cervelle de singe et la philosophie (avec une analyse de texte en bonus)

J’avais prévu depuis assez longtemps de poster “Cervelle de Singe” aujourd’hui (Katerine, in 8e ciel, 2002). Après les événements de vendredi dernier, j’ai pensé qu’il vaudrait sans doute mieux changer de texte. Et puis, à la réflexion, je me suis dit que celui-ci, d’une certaine manière, correspondait bien à la situation actuelle…

Il n’y a pas qu’une voix pour dénoncer l’horreur, l’originalité peut parfois être autant, voire plus poignante que les images évidentes. Je vous laisse en juger :

CERVELLE DE SINGE

Mon père est un autobus impérial
Ma mère est une bouteille d’eau minérale
Mon frère est une pharmacie de nuit
Ma sœur est une symphonie

Moi je suis une rue à sens unique
Aux maisons construites à l’identique
Habitées par des femmes à moitié nues
Qui ne veulent pas être vues

Mais toi qui es-tu pour me décapiter ?
Mais toi qui es-tu pour m’écarteler
Avec les chevaux du ciel aux poignets ?

On se retrouvera en Enfer
Mais c’est moi qui serai Lucifer

Ton père est un intestin déroulé
Ta mère est un cerveau carbonisé
Ton frère est un ventricule en charpie
Ta sœur est une maladie.

__________________________________________________

Mise à jour. Une explication plus claire des raisons qui m’ont fait voir dans ce texte une interprétation poétique des événements que nous vivons me paraît, finalement, nécessaire.

Sans partir dans un commentaire-de-texte-trois-grandes parties-trois-sous-parties-introduction-problématique-et-conclusion, une petite analyse s’impose.

Ce texte me paraît avant tout retranscrire une situation violente et subie, en cherchant à la sublimer, par le biais en l’écriture en elle-même. “me décapiter”, “m’écarteler / avec les chevaux du ciel aux poignets” l’indique explicitement : l’écartèlement est une torture/mise à mort typique du Moyen-Âge dans l’imaginaire collectif, il pourrait même être perçu comme métonymie (ce terme désigne le fait de prendre la partie pour le tout) de cette époque car elle renvoie à quelque chose d’horrible et de violent – et le Moyen-Âge est perçu, la plupart du temps toujours dans l’imaginaire collectif, comme une période sombre, violente et obscurantiste.

Or, ce qui est très important dans ce vers, c’est que celui qui a la parole n’agit pas. Il est victime de cet écartèlement, impuissant ; il ne peut que questionner (assez inutilement, on s’en doute) : « qui es-tu pour me décapiter ». On voit bien ici le condamné à mort qui supplie son bourreau, c’est d’ailleurs un cliché (un film sur le Moyen-Âge sans ce genre de scène, ce n’est pas un film sur le Moyen-Âge).

Le « récit » de la scène, qui devrait être théoriquement constituer l’objet principal du texte, tient pourtant en trois vers, au centre du texte. Il reste d’ailleurs assez flou (celui qui parle se fait-il « décapiter » ou « écarteler », au juste ? Les deux ? On ne sait pas).

Mais ce qui constitue le « corps » du texte, en termes de longueur et d’importance, c’est justement le discours du personnage. Après une série d’affirmations (au présent, ici à valeur de vérité étendue dans le temps) (« ma sœur est une symphonie ») qui sont déroutantes au premier abord, on arrive à la mention de la torture. Suivent, dans une construction similaire aux affirmations du début (pronom possessif singulier + membre de la famille + groupe nominal composé d’un article indéfini et d’un substantif) une autre série d’affirmations. La différence entre les deux séries se trouve dans leurs tonalités. D’abord, pour la première série (qui caractérise directement le locuteur et son entourage, « mon père », « ma mère », etc.), on a affaire à une tonalité plutôt onirique, mais dans le bon sens, avec un lexique à tendance méliorative (même la « bouteille d’eau minérale » est connotée positivement – ce qui étanche la soif, l’eau comme élément vital, etc.). Au contraire, dans la seconde série, la tonalité est sinistre (c’est même carrément flippant, si vous voulez mon avis), on se rapproche du cauchemar, avec le « cerveau carbonisé », le « ventricule en charpie » et autres joyeusetés. Lexique très fortement connoté donc, des blessures, de la mort, et plus précisément de la mort violente. De la guerre, pourrait-on dire.

Or ces dernières affirmations se rapportent à un « tu » et non plus à un « je ». Il paraît logique de considérer qu’elles s’adressent au même « tu » que celui évoqué aux vers précédents (« mais toi qui es-tu »), et donc qu’il s’agit là d’une sorte d’imprécation, de malédiction.

Bon.

Maintenant qu’on en est là, voici mon interprétation. Cette imprécation est là pour rééquilibrer la situation : la victime de cette torture qui vient de l’extérieur, et, sans doute, d’en haut (« avec les chevaux du ciel ») reprend le pouvoir, la maîtrise de la situation par le langage. D’ailleurs, la formule « on se retrouvera en Enfer » est elle aussi un cliché, typique cette fois des westerns, et c’est normalement, celui qui n’est vaincu que provisoirement (ou qui le croit) qui la prononce… Suivie d’une série d’imprécations. Le schéma ici n’est donc pas totalement nouveau !

En établissant un discours, c’est-à-dire ici une représentation verbale d’un réel, celui qui n’était jusqu’à présent qu’impuissant face aux menaces extérieures, qui ne pouvait que questionner en vain le ciel (« mais toi qui es-tu pour me décapiter / avec les chevaux du ciel aux poignets »), se met à agir, et à lui-même frapper cette entité : avec les armes qu’il a, c’est-à-dire le langage. Il recrée une situation où c’est lui-même, le locuteur, qui a le pouvoir, dont la parole performative (de la malédiction) comme celle de l’assertion (avec les verbes au présent et leur valeur de « vérité », comme on l’a vu) prend toute la place, parole donc agissante.

Or le texte, lui, contrairement à un acte ponctuel, « anecdotique », restera, se maintiendra dans le temps. On ne connaîtra pas la scène en elle-même mais ce que la « victime » de cette scène en raconte, c’est sa parole qui fera office de vérité.

En allant encore plus loin, on pourrait dire que ce texte est une métaphore de la condition humaine (d’ailleurs, on a coutume de dire que l’homme descend du « singe » et qu’il se différencie des autres animaux par sa capacité à raisonner… autrement dit, par sa « cervelle »!). Écrasé par une puissance littéralement surhumaine et divine (la mention des « chevaux du ciel » est typiquement biblique, on peut penser aux Cavaliers de l’Apocalypse) dont on ne sait rien (« mais toi qui es-tu »), l’homme trouve sa compensation dans la parole et plus précisément dans la parole poétique… Inversant la situation en proposant une sorte de « rédemption » à l’envers, la vengeance (« on se retrouvera en Enfer / Mais c’est moi qui serai Lucifer »).

Contrer la violence absurde d’un événement par le langage et par l’art, qui permettent d’inverser la situation, je ne sais pas vous, mais moi, c’est comme ça que je vois tous les slogans et dessins qui fleurissent sur Internet depuis samedi.

 

 

 

La poésie du mercredi (#46)

Bon, on est le 11 novembre. J’ai hésité, pour la poésie d’aujourd’hui, entre une chanson de Katerine intitulée “11 Septembre” (Robots après tout, 2005) et celle que je vous propose finalement. Parce qu’il est question du 11 décembre, donc à un mois près, on reste dans le thème…

Voilà “Poulet n° 728120”, tirée de l’album Les Créatures, paru en 1999 :

POULET N° 728120

Poulet n° 728120
Poulet de Vendée
Élevé en plein air, quatre-vingt-neuf jours
Et quatre-vingt-dix nuits
Parmi trois cents quatre-vingts autres poulets
Alimenté avec soixante-quinze pourcents de céréales
Le 3 décembre 1998
À l’abattoir de Saint-Fulgent
Électrocuté, vidé, déplumé, lavé, conditionné, labellisé, le poulet

Le 11 décembre 1998
Je l’ai acheté cinquante-deux francs cinquante-cinq
Chez le boucher chauve rue de la Bastille
Je l’ai mangé, chaud le midi, froid le soir
Avec une bouteille de vin rouge

Je l’ai adoré, le poulet
Poulet n° 728120
Je t’aime
Je pense à toi.

La poésie du mercredi (#45)

On est bien sérieux, ici, depuis quelque temps, entre les cours magistraux sur la poésie médiévale et la philosophie de Bonnefoy. Alors, pour les cinq prochaines semaines, je vous propose quelque chose d’assez (totalement) différent, à savoir : des textes de Philippe Katerine. Si, si, le Katerine, celui de “La Banane” et “Louxor j’adore”.

C’est un type fascinant, qui a produit une œuvre très diverse. Les tonalités qu’il utilise sont généralement légères et absurdes, avec un côté – qu’il revendique – gratuit.
Mais ce serait réducteur de le considérer uniquement comme “original un peu barré” : ses textes, comme il le dit lui-même – en interview sur France Inter l’année dernière lors de la sortie de son dernier album, Magnum – sont “à creuser”. Il y aurait quelque chose à découvrir dans ses textes, au-delà de leur aspect gratuit et absurde – ce qui, en fin de compte, nous rapproche de Guillaume d’Aquitaine, d’une certaine manière…

Pour réussir à découvrir la “substantifique moelle” de Katerine, je vous propose donc aujourd’hui un texte intitulé “Mort à la Poésie”, extrait de son album 8e ciel, sorti en 2002.

MORT À LA POÉSIE

Je fais de ma vie un chef-d’œuvre
Que l’on visite pour cent francs
Tous les deux ou trois ans

J’écrase des insectes merveilleux
Sur des visages adolescents
Et absolument consentants

Je marcherai nu sur le Pont-Neuf
Le 7 avril de 2009
En criant

Mort à la Poésie
Mort à la Poésie
Je suis un homme libre

Je fais de ma vie un chef-d’œuvre
En buvant des alcools blancs
Dans des endroits très dégoûtants

Je nagerai jusqu’à Tunis
Le 7 avril de 2010
En criant

Mort à la Poésie
Mort à la Poésie
Je suis un homme libre

Mort à la Poésie
Mort à la Poésie
Mort à la Poésie…

La poésie du mercredi (#44)

Ça y est, le Moyen-Âge est terminé – sans aucune rigueur chronologique, retournons au XXIe siècle, en compagnie cette fois d’Yves Bonnefoy.
Le poème d’aujourd’hui s’intitule “Un Poète”, extrait de l’ensemble “Presque dix-neuf sonnets”, tiré du recueil La Longue Chaîne de l’Ancre, lui-même paru (on va y arriver) dans le recueil L’Heure présente et autres textes, en Poésie/Gallimard. Le recueil total est paru en 2014 et La Longue Chaîne de l’Ancre date de 2005, d’après ce que j’ai pu trouver.
(Ça change du XIIe siècle.)

UN POÈTE

Se voulait-il une torche
Qu’il eût jetée dans la mer ?
Il alla loin dans les flaques
D’entre là-bas et le ciel,

Puis il se retourna vers nous,
Mais le vent l’avait désécrit
Bien que sa main fût crispée
Sur les mondes de la fumée.

Feuilles éparses de sibylles,
Parole extrême déchirée,
Que dit-il ? Nous n’avons pas su.

Il croyait en des mots plus simples,
Mais là-bas n’est qu’ici encore,
Et nul signe n’est l’eau qui brille.

La poésie du mercredi (#43)

Dernière escale médiévale pour nous, passagers du Réverbère.
Aujourd’hui, une énigme en forme de poème : le “devinalh”, inventé par Guillaume d’Aquitaine (1071-1127). Il s’agit d’une poésie hermétique, utilisant le code du “senhal” (surnom donné à la Dame par le troubadour – troubadour puisque nous sommes cette fois dans le Sud de la France – afin de préserver son anonymat).
À première vue, ce type de poème pourrait être rapproché de la “fatrasie”, dont je vous parlais mercredi dernier ; les vers ne semblent s’enchaîner que par les sonorités et n’avoir aucun sens. La différence essentielle qui existe entre ces deux formes, c’est qu’il y a vraiment un sens caché dans le “devinalh” ; seul l’entourage immédiat du poète sait à quoi il fait référence. Bon, en gros c’est la private joke du XIIe siècle, quoi.

Ici je vous propose, comme toujours, la langue d’origine pour les sonorités, mais s’agissant du dialecte limousin de l’époque, qui est plus proche de la langue d’Oc (l’Occitan actuel) que de la langue d’Oïl (français actuel), il est à peu près incompréhensible.

Voici donc notre “poème de pur néant” :

Farai un vers de dreit nien . non er de mi ni d’autra gen . non er d’amor ni de joven  . ni de ren au . qu’enans fo trobatz en durmen . sus un chivau .

No sai en quel hora-m fui natz . no soi alegres ni iratz . no soi estranhs ni soi privatz . ni no-n puesc au . qu’enaisi fui de nueitz fadatz . sobr’un pueg au .
No sai cora-m sui endormitz . ni cora-m veill s’om no m’o ditz . per pauc no m’es lo cor partiz . d’un dol corau . e no mo pretz una fromitz . per Saint Marsau .

Malautz soi e cre mi morir . e re no sai mas quan n’aug dir . metge querrai al mieu albir . e no-m sai tau . bos metges er si-m pot guerir . mor non si amau

Amigu’ai ieu non sai qui s’es . c’anc no la vi si m’aiut fes . ni-m fes que-m plassa ni que-m pes . ni no m’en cau . c’anc non ac norman ni franses . dins mon ostau .

Anc non la vi et am la fort . anc no n’aic dreit ni no-m fes tort . quan no la vei be m’en deport . no-m prez un jau . qu’ie-n sai gensor e belazor . e que mais vau .

No sai lo vuec ves on s’esta . si es en pueg ho es en pla . non aus dire lo tort que m’a . abans m’en cau . e peza-m be quar sai rema . per aitan vau .

Fait ai lo vers no sai de cui . e trametrai lo a celui . que lo-m trametra per autrui . enves Peitau . que-m tramezes del sieu estui . la contraclau .

traduction

Je ferai un poème de pur néant – il ne sera ni de moi ni d’autres gens – il ne sera ni d’amour ni de jeunesse – ni de rien d’autre – je l’ai composé en dormant – sur un cheval

Je ne sais à quelle heure je suis né – je ne suis ni joyeux ni triste – ni sauvage ni familier – je ne sais pas être autrement – doué la nuit par une fée – sur un mont haut

Je ne sais quand je suis endormi – ni quand je veille si on ne me le dit – à peu ne m’est le cœur parti – d’un deuil au cœur – tout ça ne vaut pas une fourmi – par Saint Martial

Je suis malade je vais mourir – et n’en sais que ce que j’entends dire – je cherche un médecin à ma fantaisie – je ne sais lequel – il sera bon s’il me guérit – si je meurs mauvais

J’ai une amie je ne sais laquelle – car je ne l’ai jamais vue – elle n’a rien qui me plaise ou pèse – et peu m’importe – je n’ai ni Normand ni Français – dans ma maison

Sans l’avoir vue je l’aime fort – je n’ai rien eu d’elle elle ne m’a fait aucun tort – je me porte bien si je ne la vois pas – tout ça ne vaut pas un coq – j’en connais une plus noble et belle – qui vaut bien mieux

Je ne sais pas où elle vit – si c’est en montagne ou en plaine – je n’ose dire comme elle me blesse – aussi je me tais – je suis triste si elle reste ici – quand je m’en vais

J’ai fait ce “vers” je ne sais de quoi – et je le transmettrai à quelqu’un – qui le transmettra à un autre – jusqu’à Poitiers – pour qu’il m’envoie de son étui – la contre-clef.

La poésie du mercredi (#42)

Allez, restons au Moyen-Âge.
Nous sommes en France – dans le Nord, vraisemblablement en Île-de-France -, au XIIIe siècle, et la langue utilisée est toujours la langue d’oïl.
Un autre genre de poésie, peu connue, qui sévit à cette époque, c’est la “fatrasie” ou “resveries”. Le principe : entre le bout-rimés et l’absurde, la fatrasie consiste à enchaîner des vers par rimes, sonorités et associations d’idées – il faut exploiter la richesse polysémique de la langue.
Je trouve cette idée très intéressante, et surtout très moderne. Parfois, on frôle l’absurde façon Ionesco – avec le décalage temporel, bien sûr…
C’est une des premières formes de poésie consciente d’elle-même, et qui ne se prend pas au sérieux.
Et puis, ces fatrasies sont un témoignage précieux de l’oralité du XIIIe siècle, puisque la plupart des vers sont une récupération de formules toutes faites et habituelles, entre lapalissades et maximes, clichés poétiques (déjà !) et savoir populaire…

Comme la semaine dernière, je vous propose une édition bilingue d’une de ces fatrasies : ce serait dommage, vu le principe de création de cette forme de poésie, de ne pas profiter des sonorités ! Le titre ainsi que l’auteur nous sont inconnus…

Nus ne doit etre jolis
S’il n’a amie.
J’aim autant croute que mie
Quant que j’ai faim.
Tien cel cheval par la frain
Maleurus.
Autant en un comme en deus
Ou a hasart.
J’aim autant a lever tart
Qu’au point du jor.
Onques ne fui sans amor
N’yver n’esté.
Tos jors est il solaus chaus
En plain aoust.
Il ne me chaut qu’il me coust
Mes que je l’aie.
C’est à Saint Germain en Laie
Que li rois iert.
Fetes ce qu’il vous requiert
Je vous en pri.
Onques si bele ne vi
Ni n’acointai.
Par un matin me levai
Quant il fut nus.

traduction 

Nul ne doit être gai
S’il n’a une amie.
J’aime autant croûte que mie
Quand j’ai faim.
Tiens ce cheval par la bride,
Malheureux.
Autant en un comme en deux
Ou par hasard,
J’aime autant me lever tard
Qu’au point du jour.
Jamais je ne fus sans amour,
Ni hiver ni été.
Toujours est le soleil chaud
En plein mois d’août. 
Peu me chaut ce qu’il m’en coûte
Pourvu que je l’aie.
C’est à Saint-Germain en Laye
Que le roi ira.
Faites ce qu’il vous demande,
Je vous en prie.
Jamais si belle ne vis
Ni ne saluai.
Par un matin je me levai
Quand il faisait nuit.

(Vous ne trouvez pas que “Par un matin je me levai / Quand il faisait nuit” forme un contrepoint intéressant avec “Au réveil il était midi” ?)

La poésie du mercredi (#41)

Bonjour à tous ! On fait un énorme saut dans le temps puisque le poème d’aujourd’hui date du… XIIe siècle. On n’en connaît pas l’auteur, mais on sait qu’il a été écrit en langue d’oïl, c’est-à-dire “l’ancêtre” du français moderne, parlé dans le Nord de la France. “Bele Yolanz en ses chambres seoit” est ce qu’on appelle une “chanson de toile” ; on suppose que les femmes la chantaient en cousant (car on a malheureusement perdu la mélodie, mais il est certain qu’il s’agissait d’une forme chantée). Il s’agit de la vision féminine de l’amour courtois chanté par les trouvères (les troubadours se trouvant dans le Sud et les trouvères dans le Nord de la France).

Je vous propose ici le poème en bilingue : je trouve très intéressant le rythme et les sonorités de la langue d’oïl, même si on ne comprend pas tout. Donc le poème en version originale, suivi de sa traduction en français moderne !

“BELE YOLANZ EN SES CHAMBRES SEOIT”

Bele Yolanz en chambre Koie
Sor ses genouz pailes desploie.
Cost un fil d’or, l’autre de soie.
Sa male mere la chastoie :
– Chastoi vos en, bele Yolanz.

Bele Yolanz, je vos chastoie :
Ma fille estes, faire lo doi.
– Ma dame mere, et vos de coi ?
– Je le vos dirai, par ma foi.
Chastoi vos en, bele Yolanz.

– Mere, de coi me chastoiez ?
Est ceu de coudre ou de taillier,
Ou de filer, ou de broissier,
Ou se c’est de trop somillier ?
– Chastoi vos en, bele Yolanz.

Ne de coudre ne taillier,
Ne de filer, ne de broissier,
Ne Ceu n’est de trop somillier ;
Mais trop parlez au chevalier.
Chastoi vos en, bele Yolanz.

Trop parlez au conte Mahi,
Si en poise vostre mari.
Dolanz en est, jel vos affi.
Nel faistes mais, je vos en pri.
Chastoi vos en, bele Yolanz.

– Se me mariz l’avoit juré,
E il et toz ses parentez,
Mais que bien li doie peser,
Ne lairai je oan l’amer.
– Covegne t’en, bele Yolanz.

traduction

Belle Yolande, dans une chambre tranquille,
Déplie des étoffes sur ses genoux.
Elle coud un fil d’or, l’autre de soie.
Sa méchante mère la blâme :
– Et je vous blâme, belle Yolande.

Belle Yolande, je vous blâme :
Vous êtes ma fille, et je le dois.
– Ma mère, à quel sujet ?
– Je vais vous le dire, par ma foi.
Et je vous blâme, belle Yolande.

– Mère, de quoi me blâmez-vous ?
S’agit-il de ma façon de coudre ou de couper ?
Ou de filer, ou de broder ?
Ou est-ce de trop sommeiller ?
– Et je vous blâme, belle Yolande.

Non pas sur votre façon de coudre ni de couper,
Ni de filer, ni de broder.
Non pas de trop sommeiller.
Mais trop parlez au chevalier.
Et je vous blâme, belle Yolande.

Vous parlez trop au comte Mahi,
Cela déplaît beaucoup à votre mari.
Il s’en afflige, je vous le garantis.
Ne le faites plus, je vous en prie.
Et je vous blâme, belle Yolande.

– Même si mon mari en avait fait le serment,
Lui et toute sa parenté,
Cela a beau lui déplaire,
Je ne renoncerai pas à aimer.
– Comme tu veux, belle Yolande.

La poésie du mercredi (#40)

Nous voici donc arrivés à la quarantième semaine : comme d’habitude, pour les dizaines, je vous propose un poème que j’aime particulièrement.
Aujourd’hui, notre hôte est Dominique A, dont je vous avais déjà parlé ici ; “Semana Santa” est extrait de son dernier album, Éléor, sorti en 2014.
On trouve peu de ses chansons sur Internet, ce qui fait que je ne peux vous proposer que le texte de celle-ci : mais allez l’écouter, je vous promets que si ce texte vous plaît, la chanson en elle-même ne vous décevra pas ! Cet album est voilé de sonorité sombres et riches, éclairé par la voix de Dominique A, très lumineuse, presque claire, c’est le soir qui tombe, les souvenirs qui affluent même faux, les lumières qui tremblent – il un des rares véritables poètes de la chanson française actuelle.
Bref, je vous recommande vivement ses deux derniers albums, Vers les lueurs et Éléor.

Ce poème, c’est vraiment un “Instant-Né” (oui, c’est en plus une procession dans un pays latin…). On voit véritablement la scène, les vers sont étonnamment solides et cristallins à la fois, une sorte de tension interne tient tout en place… La forme en volutes – de l’encens, de la mémoire aussi bien que du texte – s’exprime notamment par la musique, dans la chanson.
C’est en écoutant “Semana Santa” que j’ai mise en mots mon impression et “développé” (dans tous les sens du terme) l’idée d’une forme poétique avant tout liée à la retransmission d’un instant.

SEMANA SANTA

Une femme fumait au seuil d’une boutique
Guettant la procession à l’angle de la rue
Main sur la hanche gauche, elle attendait mutique
Au soleil, elle semblait par son ombre tenue

C’était un jour d’avril ; sur le sol en damier
Des vieilles devisaient ; autour, des enfants
Couraient après des chats, et l’odeur de l’encens
Montait, lourde, à la tête et faisait suffoquer

La musique pleurait en agitant ses chaînes
Mimait la pénitence, et des larmes de sang
Épaisses lui échappaient et couraient sur ses flancs
Brûlant de ranimer les douleurs anciennes

Les vagues remuaient des histoires lointaines
Où des bateaux gavés d’or hantaient l’océan
Et la femme fumait, et l’odeur de l’encens
Montait, lourde, en son âme où cliquetaient des chaînes

Semana Santa

Une femme fumait au seuil d’une boutique
Guettant la procession à l’angle de la rue
Main sur la hanche gauche, elle attendait mutique
Au soleil, elle semblait par son ombre tenue…

La poésie du mercredi (#39)

Notre invité du jour est anglais, romantique et mort depuis 193 ans, 2 mois et 15 jours : il s’agit du poète Percy Shelley avec “Ozymandias”, composé en 1817.

OZYMANDIAS

I met a traveller from an antique land,
Who said : “Two vast and trunkless legs of stone
Stand in the desert. Near them, on the sand,
Half sunk, a shattered visage lies, whose frown,

And wrinkled lip, and sneer of cold command,
Tell that its sculptor well those passions read, 
Which yet survive, stamped on these lifeless things,
The hand that mocked them and the heart that fed,

And on the pedestal these words appear :
“My name is Ozymandias, king of kings :
Look on my works, Ye Mighty, and despair !”

Nothing besides remains. Round the decay
Of that colossal wreck, boundless and bare,
The lone and level sands stretch far away.

La poésie du mercredi (#38)

Bonjour à tous ! J’ai lancé il y a quelques jours un appel aux conseils poétiques (sur la page Facebook). Et comme vous êtes des gens bien, j’ai eu des suggestions très intéressantes, qui vont donc constituer les Poésies des prochains mercredis ! Merci !

Alors aujourd’hui, sur les conseils de Julia, je vous propose du Baudelaire. Eh oui. Déjà trente-huit poèmes postés et pas un seul de Baudelaire, ça frôle l’hérésie…

Donc, “La Chevelure”, extrait des Fleurs du Mal parues (avec difficulté…) en 1857.

LA CHEVELURE

Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure !
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.

J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l’ardeur des climats ;
Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève !
Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :

Un port retentissant où mon âme peut boire
À grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.

Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ; 
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse ! 
Infinis bercements du loisir embaumé !

Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc et du goudron.

Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?

La poésie du mercredi (#37)

Bonjour à tous ! Le poème du jour, c’est “Au Pavillon des lauriers” d’Alain Bashung, extrait de son album Fantaisie militaire (1998) :

AU PAVILLON DES LAURIERS

des toges me toisent
des érudits m’abreuvent de leurs fioles
à quoi c’est dû
cette assiduité
à sillonner sans répit ma macédoine
à quoi c’est dû

au pavillon des lauriers
il est tard pour se demander
à quoi c’est dû ces lauriers
à quoi c’est dû
ces chaluts qui n’entravent que l’océan

au pavillon des lauriers
il faut voir à ne célébrer
que l’insensé

je veux rester fou

derrière mes paupières
filent des régates
mes années-lumière
ne sont pas des lumières
mais je veille
sur un grain de toute beauté
un grain de toute beauté

à quoi c’est dû
ces attributs
à quoi c’est dû
ce duvet pachyderme
ces alizés camisolés
à quoi c’est dû

au pavillon des lauriers
il est tard pour se demander
à quoi c’est dû ces corvées
à quoi c’est dû
ces résidus d’amour aveugle

au pavillon des lauriers
il faut croire qu’on a savonné
la liberté

je veux rester fou

j’adresse aux rivières
des lettres de brume
les anniversaires
j’ai l’air dans la lune
mais je veille
sur un grain de toute beauté
un grain de toute beauté

à quoi c’est dû
à quoi c’est dû

La poésie du mercredi (#36)

Je vous propose aujourd’hui “L’Étrangère”, un poème d’Aragon extrait du Roman inachevé paru en 1956.

L’ ÉTRANGÈRE

Il existe près des écluses
Un bas quartier de bohémiens
Dont la belle jeunesse s’use
À démêler le tien du mien
En bande on s’y rend en voiture,
Ordinairement au mois d’août,
Ils disent la bonne aventure
Pour des piments et du vin doux

On passe la nuit claire à boire
On danse en frappant dans ses mains,
On n’a pas le temps de le croire
Il fait grand jour et c’est demain.
On revient d’une seule traite,
Gais, sans un sou, vaguement gris,
Avec des fleurs plein les charrettes
Son destin dans la paume écrit.

J’ai pris la main d’une éphémère
Qui m’a suivi dans ma maison
Elle avait des yeux d’outremer
Elle en montrait la déraison
Elle avait la marche légère
Et de longues jambes de faon,
J’aimais déjà les étrangères
Quand j’étais un petit enfant !

Celle-ci parla vite
De l’odeur des magnolias
Sa robe tomba tout de suite
Quand ma hâte la délia.
En ce temps-là, j’étais crédule
Un mot m’était promission,
Et je prenais les campanules
Pour des fleurs de la passion

À chaque fois tout recommence
Toute musique me saisit,
Et la plus banale romance
M’est éternelle poésie
Nous avions joué de notre âme
Un long jour, une courte nuit,
Puis au matin : “Bonsoir madame”
L’amour s’achève avec la pluie.

La poésie du mercredi (#35)

Nous sommes déjà arrivés à la trente-cinquième Poésie du mercredi ! L’invité d’aujourd’hui, c’est Raymond Queneau, avec “La chair chaude des mots”, extrait de son recueil Le Chien à la mandoline, 1958.

LA CHAIR CHAUDE DES MOTS

Prends ces mots dans tes mains et sens leurs pieds agiles
Et sens leur cœur qui bat comme celui du chien
Caresse donc leur poil pour qu’ils restent tranquilles
Mets-les sur tes genoux pour qu’ils ne disent rien

Une niche de sons devenus inutiles
Abrite des rongeurs l’ordre académicien
Rustiques on les dit mais les mots sont fragiles
Et leur mort bien souvent de trop s’essouffler vient

Alors on les dispose en de grands cimetières
Que les esprits fripons nomment des dictionnaires
Et les penseurs chagrins des alphadécédets

Mais à quoi bon pleurer sur des faits si primaires
Si simples éloquents connus élémentaires
Prends ces mots dans tes mains et vois comme ils sont faits

La poésie du mercredi (#34)

Je vous propose aujourd’hui un poème intitulé “Glas”, œuvre d’un poète maudit oublié et franc-comtois : Léon Deubel (1879-1913).
*
GLAS
Les temps sont accomplis : semons les roses noires.
Menons partout le deuil de l’augural trépas ;
Sur les marches du rêve il n’est de plus beaux pas
Et l’Homme est sans grandeur dans l’univers sans gloire.
*
Les longs cris se sont tus qui traversaient l’Histoire,
Impuissant à grandir nos gestes ici-bas,
L’Art déserte sa cause et les vastes combats
Et retombe à la fange où les pourceaux vont boire.
 *
Loin d’un monde où plus rien ne brûle que de vil,
Le Génie a gravi de lumineux exils ;
À l’Horizon des fronts l’Idéal agonise
 *
Comme un soleil se couche en des lagunes d’ors,
Et la nuit, jusqu’au ciel, élève son église
Où le silence est dit pour le repos des morts.

La poésie du mercredi (#33)

Je vous propose pour cette trente-troisième Poésie du mercredi un texte de Tristan Tzara, “le géant blanc lépreux du paysage”, extrait de Vingt-cinq-et-un poèmes, paru en 1918.

le géant blanc lépreux du paysage

le sel se groupe en constellation d’oiseaux sur la tumeur de ouate

*

dans ses poumons les astéries et les punaises se balancent

les microbes se cristallisent en palmiers de muscles balançoires

bonjour sans cigarette tzantzantza ganga

bouzdouc zdouc nfoùnfa mbaah mbaah nfoùnfa

macrocystis perifera embrasser les bateaux chirurgien des bateaux cicatrice humide propre

paresse des lumières éclatantes

les bateaux nfoùnfa nfoùnfa nfoùnfa

je lui enfonce les cierges dans les oreilles gangànfah hélicon et boxeur sur le balcon le violon de l’hôtel en baobabs de flammes

les flammes se développent en formation d’éponges

*

les flammes sont des éponges ngànga et frappez

les échelles montent comme le sang gangà

les fougères vers les steppes de laine mon hazard vers les cascades

les flammes éponges de verre les paillasses blessures paillasses

les paillasses tombent wancanca aha bzdouc les papillons

les ciseaux les ciseaux les ciseaux et les ombres

les ciseaux et les nuages les ciseaux et les navires

le thermomètre regarde l’ultra-rouge gmbabàba

berthe mon éducation ma queue est froide et monochromatique nfoua loua la

les champignons oranges et la famille des sons au-delà du tribord

à l’origine à l’origine le triangle et l’arbre des voyageurs à l’origine

mes cerveaux s’en vont vers l’hyperbole

le caolin fourmille dans sa boîte crânienne

dalibouli obok et tombo et tombo son ventre est une grosse caisse

ici intervient le tambour major et la cliquette

car il y a des zigzags sur son âme et beaucoup de rrrrrrrrrrrrrr ici le lecteur commence à crier

il commence à crier commence à crier puis dans ce cri il y a des flûtes qui se multiplient des corails

le lecteur veut mourir peut-être ou danser et commence à crier

il est mince idiot sale il ne comprend pas mes vers il crie

il est borgne

il y a des zigzags sur son âme et beaucoup de rrrrrrr

nbaze baze baze regardez la tiare sousmarine qui se dénoue en algues d’or

hozondrac trac

nfoùnda nbabàba nfoùnda tata

nbabàba

La poésie du mercredi (#32)

Aujourd’hui, je vous propose un texte de Brassens, “Les Funérailles d’antan”, extrait de l’album du même nom sorti en 1960 !

LES FUNÉRAILLES D’ANTAN

Jadis les parents des morts vous mettaient dans le bain
De bonne grâce ils en faisaient profiter les copains
“Y a un mort à la maison si le cœur vous en dit
Venez le pleurer avec nous sur le coup de midi”

Mais les vivants aujourd’hui ne sont plus si généreux
Quand ils possèdent un mort ils le gardent pour eux
C’est la raison pour laquelle, depuis quelques années
Des tas d’enterrements vous passent sous le nez

Mais où sont les funérailles d’antan 
Les petits corbillards corbillards corbillards de nos grands-pères 
Qui suivaient la route en cahotant 
Les petits macchabées macchabées macchabées ronds et prospères
Quand les héritiers étaient contents 
Au fossoyeur aux croque-morts au curé aux chevaux même ils payaient un verre 
Elles sont révolues, elles ont fait leur temps
Les belles pon pon pon, pon pon pompes funèbres 
On ne les reverra plus, et c’est bien attristant 
Les belles pompes funèbres de nos vingt ans

Maintenant les corbillards à tombeau grand ouvert
Emportent les trépassés jusqu’au diable vauvert
Les malheureux n’ont même plus le plaisir enfantin
De voir leurs héritiers marron marcher dans le crottin

L’autre semaine des salauds à cent-quarante à l’heure
Vers un cimetière minable emportaient un des leurs
Quand, sur un arbre en bois dur ils se sont aplatis,
On s’aperçut que le mort avait fait des petits

Mais où sont les funérailles d’antan 
Les petits corbillards corbillards corbillards de nos grands-pères 
Qui suivaient la route en cahotant 
Les petits macchabées macchabées macchabées ronds et prospères
Quand les héritiers étaient contents 
Au fossoyeur aux croque-morts au curé aux chevaux même ils payaient un verre 
Elles sont révolues, elles ont fait leur temps
Les belles pon pon pon, pon pon pompes funèbres 
On ne les reverra plus, et c’est bien attristant 
Les belles pompes funèbres de nos vingt ans

Plutôt que d’avoir des obsèques manquant de fioritures
J’aimerais mieux tout compte fait me passer de sépulture
J’aimerais mieux mourir dans l’eau dans le feu n’importe où
Et même à la grande rigueur, ne pas mourir du tout

Oh que renaisse le temps des morts bouffis d’orgueil
L’époque des m’as-tu-vu-dans-mon-joli-cercueil
Où, quitte à tout dépenser jusqu’au dernier écu
Les gens avaient à cœur de mourir plus haut que leur cul

Mais où sont les funérailles d’antan 
Les petits corbillards corbillards corbillards de nos grands-pères 
Qui suivaient la route en cahotant 
Les petits macchabées macchabées macchabées ronds et prospères
Quand les héritiers étaient contents 
Au fossoyeur aux croque-morts au curé aux chevaux même ils payaient un verre 
Elles sont révolues, elles ont fait leur temps
Les belles pon pon pon, pon pon pompes funèbres 
On ne les reverra plus, et c’est bien attristant 
Les belles pompes funèbres de nos vingt ans

La poésie du mercredi (#31)

Aujourd’hui, je vous propose un poème de Sybille Rembard intitulé “Terres inconnues”. J’ai eu du mal à trouver des informations sur elle, il semble que ce poème soit postérieur à son recueil Beauté fractionnée paru en 2002.

TERRES INCONNUES

aux frontières de la folie
le cerveau déploie ses facultés
tatouages étranges
âme daltonienne
ironie du présent
fable inquiétante

Je regarde le monde avec les yeux d’un séraphin
les couleurs se mélangent
se blessent
Je régurgite la douleur
de mes aïeux

J’erre parmi les autres
en sursis
une fine pluie dorée
tombe sur mes rêves

je suis le gouffre du monde
sans fin

La poésie du mercredi (#30)

Comme pour toutes les dizaines de cette rubrique, je vous propose aujourd’hui un poème qui me tient vraiment à cœur : “J’ai tant rêvé de toi”, de Desnos, in Corps et Biens (1930).

J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant
Et de baiser sur cette bouche la naissance
De la voix qui m’est chère ?

J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués
En étreignant ton ombre
À se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas
Au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante
Et me gouverne depuis des jours et des années,
Je deviendrais une ombre sans doute.

ô balances sentimentales.

J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps
Sans doute que je m’éveille.
Je dors debout, le corps exposé
À toutes les apparences de la vie
Et de l’amour et toi, la seule qui compte aujourd’hui pour moi,
Je pourrais moins toucher ton front
Et tes lèvres que les premières lèvres et le premier front venu.

J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé,
Couché avec ton fantôme
Qu’il ne me reste plus peut-être,
Et pourtant, qu’à être fantôme
Parmi les fantômes et plus ombre
Cent fois que l’ombre qui se promène
Et se promènera allègrement
Sur le cadran solaire de ta vie.

La poésie du mercredi (#29)

Enfin nous voilà arrivés au terme de ce cycle poétique.
J’espère qu’il vous a plu !

Vous pouvez bien sûr retrouver tous les poèmes de Jaccottet extraits de Parler dans le recueil À la lumière d’hiver, en Poésie/Gallimard (entre autres), ainsi que d’autres.

8.

Déchire ces ombres enfin comme chiffons,
vêtu de loques, faux mendiant, coureur de linceuls :
singer la mort à distance est vergogne,
avoir peur quand il y aura lieu suffit. À présent,
habille-toi d’une fourrure de soleil et sors
comme un chasseur contre le vent, franchis
comme une eau fraîche et rapide ta vie.

Si tu avais moins peur,
tu ne ferais plus d’ombre sur tes pas.

La poésie du mercredi (#28)

Nous voici arrivés à l’avant-dernier poème de ce cycle Jaccottet…

7.

Parler donc est difficile, si c’est chercher…  chercher quoi ?
Une fidélité aux seuls moments, aux seules choses
qui descendent en nous assez bas, qui se dérobent,
si c’est tresser un vague abri pour une proie insaisissable…

Si c’est porter un masque plus vrai que son visage
pour pouvoir célébrer une fête longtemps perdue
avec les autres, qui sont morts, lointains ou endormis
encore, et qu’à peine soulèvent de leur couche
cette rumeur, ces premiers pas trébuchants, ces feux timides
– nos paroles :
bruissement du tambour pour peu que l’effleure le doigt
inconnu…

La poésie du mercredi (#27)

Si le langage est en lui-même une métaphore,  alors qu’est-ce qu’EST la poésie, que fait-elle ?
Elle utilise le langage en réfléchissant sur lui, sur ses sens et ses effets, ses origines et son avenir parfois (Rimbaud et son “langage universel” – “du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra !” (Lettre du Voyant) ; parfois le “polissant et le repolissant” (Boileau), dans le but d’arriver à une pureté parfaite, ou le tordant – Rimbaud et ses néologismes, Apollinaire et son absence de ponctuation (de respiration formalisée), Queneau et son parler fonétik…

Alors la poésie serait – peut-être ! – une métaphore de métaphore, qui fait se multiplier les images dans des images sur d’autres images…

Voici la suite du cycle Jaccottet :

6.

J’aurais voulu parler sans images, simplement
pousser la porte…
J’ai trop de crainte
pour cela, d’incertitude, parfois de pitié :
on ne vit pas longtemps comme les oiseaux
dans l’évidence du ciel,
et retombé à terre,
on ne voit plus en eux précisément que des images
ou des rêves.

La poésie du mercredi (#26)

Voici donc notre troisième étape dans la traversée de la poésie philosophique de Philippe Jaccottet.

À quoi ce sentiment d’avoir retrouvé quelque chose, un sentiment, une image familière dans un poème est-il dû ?
Et pourquoi certains poèmes semblent-ils livrer un combat intérieur avec leurs mots ?

4.

Y aurait-il des choses qui habitent les mots
plus volontiers, et qui s’accordent avec eux
– ces moments de bonheur qu’on retrouve dans les poèmes
avec bonheur, une lumière qui franchit les mots
comme en les effaçant – et d’autres choses
qui se cabrent contre eux, les altèrent, qui les détruisent :

comme si la parole rejetait la mort,
ou plutôt, que la mort fît pourrir
même les mots ?

La poésie du mercredi (#25)

Continuons.

3.

Parler pourtant est autre chose, quelquefois,
que se couvrir d’un bouclier d’air ou de paille…
Quelquefois c’est comme en avril, aux premières tiédeurs,
quand chaque arbre se change en source, quand la nuit
semble ruisseler de voix comme une grotte
(à croire qu’il y a mieux à faire dans l’obscurité
des frais feuillages que dormir),
cela monte de vous comme une sorte de bonheur,
comme s’il le fallait, qu’il fallût dépenser
un excès de vigueur, et rendre largement à l’air
l’ivresse d’avoir bu au verre fragile de l’aube.

Parler ainsi, ce qui eut nom chanter jadis
et que l’on ose à peine maintenant,
est-ce mensonge, illusion ? Pourtant, c’est par les yeux ouverts
que se nourrit cette parole, comme l’arbre
par ses feuilles.
Tout ce qu’on voit,
tout ce qu’on aura vu depuis l’enfance,
précipité au fond de nous, brassé, peut-être déformé
ou bientôt oublié – le convoi du petit garçon
de l’école au cimetière, sous la pluie ;
une très vieille dame en noir, assise
à la haute fenêtre d’où elle surveille
l’échoppe du sellier ; un chien jaune appelé Pyrame
dans le jardin où un mur d’espaliers
répercute l’écho d’une fête de fusils :
fragments, débris d’années –

tout cela qui remonte en paroles, tellement
allégé, affiné, qu’on imagine
à sa suite guéer même la mort…

La poésie du mercredi (#24)

Aujourd’hui, et pour les prochaines semaines, je vous propose des poèmes de Philippe Jaccottet. Un cycle, en quelque sorte : sa poésie est très lumineuse, évidente, tout en réfléchissant sur le sens des mots, du travail d’écriture, sur la manière et la nécessité – ou non – pour le poète de décrire et d’accompagner ses lecteurs vers le deuil, vers la mort…
C’est donc une poésie assez spéciale, qui je pense a parfaitement sa place ici, peut-être même plus que certains autres auteurs !

Les poèmes proposés ici sont extraits du cycle intitulé Parler, partie du recueil À la lumière d’hiver. Je vous le conseille très vivement !
Parler comprend huit poèmes ; j’en citerai six dans les semaines à venir.

Ce premier poème ouvre le cycle, en y exposant le problème posé par l’écriture de la poésie : à quoi sert-elle, au fond ? N’est-ce pas un “ouvrage” absurde, et ridiculement minutieux comparé à la vie ?
La poésie est-elle trop intellectualisée, le papier et l’encre des simulacres de la vie, dérisoires ?, se demande Jaccottet.
On peut ici penser à Platon pour qui les poètes – et plus généralement les artistes – sont de dangereux imitateurs ne dépeignant que l’apparence extérieure des choses, et qui amènent à confondre la chose telle qu’elle est réellement, et son apparence.

Jaccottet fait le constat suivant : devant la douleur, devant la mort, toute poésie semble inutile.

Mais ce poème n’est que le premier, l’exposition du cycle Parler, et il répondra dans les textes suivants à cette question…

Trêve de bavardage, voici le texte :

1.

Parler est facile, et tracer des mots sur la page,
en règle générale, est risquer peu de chose :
un ouvrage de dentellière, calfeutré,
paisible (on a pu même demander
à la bougie une clarté plus douce, plus trompeuse),
tous les mots sont écrits de la même encre,
“fleur” et “peur” par exemple sont presque pareils,
et j’aurai beau répéter “sang” du haut en bas
de la page, elle n’en sera pas tachée,
ni moi blessé.

Aussi arrive-t-il qu’on prenne ce jeu en horreur,
qu’on ne comprenne plus ce qu’on a voulu faire
en y jouant, au lieu de se risquer dehors
et de faire meilleur usage de ses mains.

Cela,
c’est quand on ne peut plus se dérober à la douleur,
qu’elle ressemble à quelqu’un qui approche
en déchirant les brumes dont on s’enveloppe,
abattant un à un les obstacles, traversant
la distance de plus en plus faible – si près soudain
qu’on ne voit plus que son mufle plus large
que le ciel.

Parler alors semble mensonge, ou pire : lâche
insulte à la douleur, et gaspillage
du peu de temps et de forces qui nous reste.

La poésie du mercredi (#23)

Aujourd’hui, un poème de circonstance, puisque j’ai dix-sept ans depuis deux jours…

ROMAN

I.

On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
– Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
– On va sous les tilleuls verts de la promenade.

Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits, – la ville n’est pas loin, –
A des parfums de vigne et des parfums de bière…

II.

– Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
D’azur sombre, encadré d’une petite branche,
Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche…

Nuit de juin ! Dix-sept ans ! – On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête…
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête…

III.

Le cœur fou robinsonne à travers les romans,
– Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
Sous l’ombre du faux-col effrayant de son père…

Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif…
– Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…

IV.

Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
Vous êtes amoureux. – Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
– Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire… !

– Ce soir-là…, – vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade…
– On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade.

(Rimbaud, 1870)

La poésie du mercredi (#22)

Un peu de poésie philosophique aujourd’hui avec Joachim Du Bellay ! “Si notre vie est moins qu’une journée”, extrait du recueil L’Olive paru en 1550, aborde les thèmes de la mort et des illusions de la vie terrestres auxquelles s’accroche l’âme humaine :

Si notre vie est moins qu’une journée
En l’éternel, si l’an qui fait le tour
Chasse nos jours sans espoir de retour,
Si périssable est toute chose née,

Que songes-tu, mon âme emprisonnée ?
Pourquoi te plaît l’obscur de notre jour,
Si pour voler en un plus clair séjour,
Tu as au dos l’aile bien empennée ?

Là, est le bien que tout esprit désire,
Là, le repos où tout le monde aspire,
Là, est l’amour, là, le plaisir encore.

Là, ô mon âme au plus haut ciel guidée !
Tu y pourras reconnaître l’Idée
De la beauté, qu’en ce monde j’adore.

La poésie du mercredi (#21)

Bonjour à tous ! Pour cet vingt-et-unième Poésie du mercredi, je vous propose un poème de Winston Perez, poète d’origine cubaine né en 1971.

ÉTOILES SOLITAIRES

Le ciel est parsemé d’étoiles solitaires
Qui vivent dans l’oubli en ces temps bien obscurs
Tristes sont les augures, quand vient le long sommeil,
Quand l’horizon se perd, quand s’assombrit l’Azur,
Ces étoiles sont pétries d’Angor et de douleurs
Quand en se retournant elles voient le ciel briller
Elles entendent siffler ces Symphonies d’Auteurs
que l’amertume des sens a réussi à tuer
Ô Vénus ton arôme est si bon quand il vient se poser sur l’Étoile. Et protéger la Fleur
Que l’Ange et son Démon un jour ont partagée
D’une belle saison aux jardins enchanteurs  que tout héros perdu parvient à museler

Soleil brille, Ô soleil brille
Dans le cœur des gens tristes qu’on croyait inégaux
Viens détruire l’astre fixe qu’au lendemain des nuits
on abhorre en geignant

Exécute ta tâche
Ô Globe
du firmament

La poésie du mercredi (#20)

J’ai décidé de vous proposer un poème particulier toutes les 10 semaines, comme je l’avais fait ici. Aujourd’hui, donc, Boris Vian et “Je mourrai d’un cancer de la colonne vertébrale”, paru dans son recueil Je voudrais pas crever (1962), et que j’aime beaucoup…

JE MOURRAI D’UN CANCER DE LA COLONNE VERTÉBRALE

Je mourrai d’un cancer de la colonne vertébrale
Ça sera par un soir horrible
Clair, chaud, parfumé, sensuel
Je mourrai d’un pourrissement
De certaines cellules peu connues
Je mourrai d’une jambe arrachée
Par un rat géant jailli d’un trou géant
Je mourrai de cent coupures
Le ciel sera tombé sur moi
Ça se brise comme une vitre lourde
Je mourrai d’un éclat de voix
Crevant mes oreilles
Je mourrai de blessures sourdes
Infligées à deux heures du matin
Par des tueurs indécis et chauves
Je mourrai sans m’apercevoir
Que je meurs, je mourrai
Enseveli sous les ruines sèches
De mille mètres de coton écroulé
Je mourrai noyé dans l’huile de vidange Foulé aux pieds par des bêtes indifférentes
Et, juste après, par des bêtes différentes
Je mourrai nu, ou vêtu de toile rouge
Ou cousu dans un sac avec des lames de rasoir
Je mourrai peut-être sans m’en faire
Du vernis à ongles aux doigts de pieds
Et des larmes plein les mains
Et des larmes plein les mains
Je mourrai quand on décollera
Mes paupières sous un soleil enragé
Quand on me dira lentement
Des méchancetés à l’oreille
Je mourrai de voir torturer des enfants
Et des hommes étonnés et blêmes
Je mourrai rongé vivant
Par des vers, je mourrai les
Mains attachées sous une cascade
Je mourrai brûlé dans un incendie triste
Je mourrai un peu, beaucoup,
Sans passion, mais avec intérêt
Et puis quand tout sera fini
Je mourrai.

La poésie du mercredi (#19)

Bonjour à tous et bon mercredi !
L’invité du jour est Antonin Artaud, poète, essayiste (Van Gogh, le Suicidé de la société), théoricien du théâtre (Le Théâtre et son double, Le Théâtre de la cruauté), dramaturge, comédien… Il a notamment fréquenté les Surréalistes avant de s’en éloigner, leur reprochant entre autre une poésie trop esthétisante et délicate.
“La Nuit opère” est tiré du Pèse-Nerfs et autres textes, publié en 1956 à titre posthume.

LA NUIT OPÈRE

Dans les outres des draps gonflés
où la nuit entière respire,
le poète sent ses cheveux
grandir et se multiplier.

Sur les comptoirs de la terre
montent des verres déracinés,
le poète sent sa pensée
et son sexe l’abandonner.

Car ici la vie est en cause
et le ventre de la pensée ;
les bouteilles heurtent les crânes
de l’aérienne assemblée.

Le Verbe pousse du sommeil
comme une fleur ou comme un verre
pleins de formes et de fumées.

Le verre et le ventre se heurtent,
La vie est claire
dans les crânes vitrifiés.

L’aréopage ardent des poètes
s’assemble autour du tapis vert
le vide tourne.

La vie traverse la pensée
du poète aux cheveux épais.

Dans la rue rien qu’une fenêtre,
les cartes battent ;
dans la fenêtre la femme au sexe
met son ventre en délibéré.

La poésie du mercredi (#18)

Aujourd’hui, de la musique avant toute chose avec une chanson de Dominique A, “Ostinato”, extraite de l’album Vers les lueurs (2012).

(Désolée pour la qualité de la vidéo…)

OSTINATO

Du jardin j’entendais du verre se briser
Et des pleurs d’enfants que la vie instruisait
Je me voyais partir, dévaler des vallées
Et fuir les cris de verre et les éclats d’enfants

Dans les rues des civières passaient incessamment
Portant des illusions qui perdaient trop de sang
Des brancardiers filaient sous une pluie d’étoiles
Tombant pour soulager ou appuyer le mal

Et l’espoir mourait ou renaissait bientôt
Et l’on pleurait de joie ou de peine aussitôt
Je suis sorti des rues, des jardins anxiogènes
Mais je ne parviens pas jusqu’aux vallées sereines

Ostinato
Des lames de fond me soulèvent
Ostinato
Écorchent la peau des rêves
Que je parte ou que je revienne
Roulent les tambours sous la scène
Ostinato

J’ouvre des coffres lourds de secrets immobiles
Aux regards de chats méfiants et indociles
Et le bois dans la cale craque de tous côtés
Mais que la coque tienne et je serai sauvé

Je serai débarqué sur une terre où l’air
N’a jamais traversé de corps, où la poussière
Ne couvre pas les yeux, ne repose aucun voile
Et où la vie n’est pas l’esclave des étoiles

Ostinato
Des lames de fond me soulèvent
Ostinato
Écorchent la peau des rêves
Que je parte ou que je revienne
Roulent les tambours sous la scène
Ostinato

La poésie du mercredi (#17)

Bonjour bonjour !
Le poème d’aujourd’hui est “La Môme Néant”, de Jean Tardieu (in Monsieur, Monsieur, 1951). J’ai beaucoup d’affection pour ce poème : en fait je crois que c’est le premier que j’ai appris, quand j’étais petite !

LA MÔME NÉANT

(Voix de marionnette, voix de fausset, aiguë, nasillarde, cassée, cassante, caquetante, édentée.)

Quoi qu’a dit ?
– A dit rin.

Quoi qu’a fait ?
– A fait rin.

À quoi qu’a pense ?
– A pense à rin.

Pourquoi qu’a dit rin ?
Pourquoi qu’a fait rin ?
Pourquoi qu’a pense à rin ?
– A’xiste pas.

La poésie du mercredi (#16)

Bonjour à tous ! Aujourd’hui, “La Folle Complainte”, une chanson de Trenet au texte très intéressant.

LA FOLLE COMPLAINTE

Les jours de repassage
Dans la maison qui dort
La bonne n’est pas sage
Mais on la garde encore
On l’a trouvée hier soir
Derrière la porte de bois
Avec une passoire
Se donnant de la joie
La barbe de grand-père
A tout remis en ordre
Mais la bonne en colère
A bien failli le mordre

Il pleut sur les ardoises
Il pleut sur la basse-cour
Il pleut sur les framboises
Il pleut sur mon amour

Je me cache sous la table
Le chat me griffe un peu
Ce tigre est indomptable
Et joue avec le feu
Les pantoufles de grand-mère
Sont mortes avant la nuit
Dormons dans ma chaumière
Dormons, dormez sans bruit
Berceau berçant des violes
Un ange s’est caché
Dans le placard aux fioles
Où l’on me tient couché

Remède pour le rhume
Remède pour le cœur
Remède pour la brume
Remède pour le malheur

La revanche des orages
A fait de la maison
Un tendre paysage
Pour les petits garçons
Qui brûlent d’impatience
Deux jours avant Noël
Et sans aucune méfiance
Acceptent tout pêle-mêle
La vie, la mort, les squares
Et les trains électriques
Les larmes dans les gares
Guignol et les coups de trique

Les becs d’acétylène
Aux enfants assistés
Et le sourire d’Hélène
Par un beau soir d’été

Donnez-moi quatre planches
Pour me faire un cercueil
Il est tombé de la branche
Le gentil écureuil

Je n’ai pas aimé ma mère
Je n’ai pas aimé mon sort
Je n’ai pas aimé la guerre
Je n’ai pas aimé la mort

Je n’ai jamais su dire
Pourquoi j’étais distrait
Je n’ai pas su sourire
À tel ou tel attrait
J’étais seul sur les routes
Sans dire ni oui ni non
Mon âme s’est dissoute
Poussière était mon nom

La poésie du mercredi (#15)

Bonjour bonjour ! Reprenons les bonnes habitudes, nous voici donc revenus à la poésie mercuriale (oui, c’est le vrai mot). L’invité du jour est légèrement plus vieux que les précédents puisqu’il nous arrive tout droit du XVIe siècle.
Je vous présente Jacques Davy Du Perron et son poème “Et les eaux, et les jours” !

ET LES EAUX, ET LES JOURS

Au bord tristement doux des eaux, je me retire,
Et voy couler ensemble, et les eaux, et mes jours,
Je m’y voit sec et pasle, et si j’ayme toujours
Leur resveuse mollesse où ma peine se mire.

Au plus secret des bois je conte mon martyre,
Je pleure mon martyre en chantant mes amours,
Et si j’ayme les bois, et les bois les plus sours,
Quand j’ay jetté mes cris, me les viennent redire.

Dame dont les beautez me possedent si fort,
Qu’estant absent de vous je n’aime que la mort,
Les eaux en votre absence, et les bois me consolent.

Je voy dedans les eaux, j’entens dedans les bois,
L’image de mon teint, et celle de ma voix,
Toutes peintes de morts qui nagent et qui volent.

La poésie du…

Bonjour tout le monde ! Comme vous l’avez remarqué (car vous êtes des lecteurs assidus, perspicaces et que vous ne vivez que pour ce blog) (comment ça “quelle taille font mes chevilles” ?), il n’y a pazu de Poésie du Mercredi cette semaine. Scandale et ignominie !
Mais, il y a une explication.
En fait, aujourd’hui, on est le 14 mars.
Et mercredi, on était le 11.

Or, comme un des poèmes du bouquin au programme cette année en littérature a un titre amusant comme je suis un être extraordinaire dévoué à la poésie et à la pertinence de ses occurrences… J’ai trouvé un poème qui se doit d’être posté aujourd’hui.

Bref. Tout ce blabla inutile et pédant pour vous présenter l’invité – ou plutôt les invités – du jour : Paul Éluard et Man Ray !
Eh ouais, et y a même un dessin, aujourd’hui.
Alors je vous explique le principe : dans Les Mains libres, des dessins de Man Ray sont “illustrés” par des poèmes de Paul Éluard. En tout cas, c’est comme ça que les deux artistes présentent leur œuvre. Le recueil est donc composé, à part (à peu près) égales, de textes et d’images.

LE TEMPS QU’IL FAISAIT LE 14 MARS

image
(Désolée pour la qualité de l'image)

Enjôleur d’enfants et charmeur d’oiseaux
J’attends la venue du printemps

La terre est timide et fraîche
Les aiguilles de midi
Cousent la traîne du matin

Je me vois moi ma jeunesse
Parmi les couleurs volatiles
Des premières végétations

Sur les rivages de verdure
Où l’eau devient de la lumière.

À la semaine prochaine !

La poésie du mercredi (#14)

Bonjour les humains et les ratons-laveurs de passage. Vous allez bien ?
Vous reprendrez bien un concentré de poésie contemporaine ?
Le poème d’aujourd’hui est un texte de Christine & The Queens (vous savez, l’interprète féminine de l’année des Victoires de la Musique…), “Half-Ladies”, extrait de son album Chaleur Humaine (2014). Elle aborde dans ce texte la question de l’identité transgenre (ou peut-être agenre ou bi-genre, les frontières sont assez floues.)

HALF-LADIES

Cheveux en arrière
Col boutonné haut
C’est moins pour l’allure
Que pour cacher l’éraflure
Suis-je laid ou beau

Le corps rien à faire
Immobile fléau
Il n’y a qu’une humeur
Qu’un amour et sa douleur
Qui marque la peau

Depuis longtemps j’ai porté
Le doute devant, en collier

Laissez passer toutes les Half-Ladies

Cheveux en arrière
En mal d’idéaux
Nous portons la fatigue
En curieux enfants prodigues
Revenus trop tôt

Défier l’ordinaire
C’est à ma façon
Si je ne veux pas être une grande fille je serai un petit garçon

Pour chaque insulte lancée
Il pousse un grain de beauté

Laissez passer toutes les Half-Ladies

Bouge !

La poésie du mercredi (#13)

Bonjour tout le monde ! Vous allez bien ?

Je viens de me rendre compte qu’il n’y a pas de troisième édition de cette rubrique. Pourquoi, comment ? Aucune idée. Bon.
En y repensant, je suis pourtant sûre d’avoir posté un poème de Dominique A. Mais il a disparu. (C’est un texte que j’aime beaucoup, je suis sûre de ne pas l’avoir effacé…) Bizarre, bizarre.

Quoiqu’il en soit, voici le… treizième ? douzième ? douzième virgule cinq ? poème mercrediesque ! Je sais, ça ne se dit pas. Mais j’aime bien inventer des mots. Bref.

Le poème que je vous présente aujourd’hui, “Chaos”, a été écrit en 2014, donc par quelqu’un de vivant. (Je sais, c’est fou). Et en l’occurrence ce quelqu’un écrit sous le pseudo de “Tibère” (qui rime avec mystère. Les choses sont bien faites). C’est une poésie foisonnante de mots comme d’idées, assez étrange, bref, c’est super (et je ne dis pas ça parce que je connais l’auteur) (non je vous assure que c’est vrai). Enfin, vous pouvez en juger par vous-mêmes :

 

CHAOS

Une veille de fin du monde,
Je suis descendu dans la rue
Ce musée composite d’histoire surnaturelle.

Un tourbillon de fragments m’emporte
À travers une fourmilière bourdonnante
D’activité où l’on cultive des esprits de ruche tout en croyant quelque part
Être un surprenant sur-soi-même.

Un squelette joue aux osselets : la vie n’est pas une fin.
Et vingt-quatre oiseaux noirs chantonnent en farandole
Des airs poussiéreux que de vieux accordéonistes
Arcanistes leur ont enseigné un dimanche avant-midi.

Quel ennui : en une veille de fin du monde
Je suis retourné à mon ordonnancement hétéroclite de souvenirs.

La poésie du mercredi (#12)

Bonjour bonjour ! Aujourd’hui je vous propose un (long) poème de Paul Valéry, “La Pythie”, extrait de son recueil Charmes paru en 1922.
Comme nombre de ses poèmes, “La Pythie” paraît assez difficile à la première lecture (hermétisme, hermétisme…), mais est très riche. J’ai choisi ce texte en particulier pour son thème : c’est justement un des moins hermétiques, car il ne se contente pas de suggérer des images, mais transmet une véritable idée ; la douleur de l’inspiration poétique et le poète-prophète “martyr” d’un sort cruel. La Pythie est donc ici une métaphore du poète. (Je dis ça parce que ça aide à la compréhension du texte) 🙂

La Pythie, exhalant la flamme
De naseaux durcis par l’encens,
Haletante, ivre, hurle !… l’âme
Affreuse, et les flancs mugissants !
Pâle, profondément mordue,
Et la prunelle suspendue
Au point le plus haut de l’horreur,
Le regard qui manque à son masque
S’arrache vivant à la vasque,
À la fumée, à la fureur !

Sur le mur, son ombre démente
Où domine un démon majeur,
Parmi l’odorante tourmente
Prodigue un fantôme nageur,
De qui la transe colossale,
Rompant les aplombs de la salle,
Si la folle tarde à hennir,
Mime de noirs enthousiasmes,
Hâte les dieux, presse les spasmes
De s’achever dans l’avenir !

Cette martyre en sueurs froides,
Ses doigts sur mes doigts se crispant,
Vocifère entre les ruades
D’un trépied qu’étrangle un serpent :
– Ah ! maudite !… quels maux je souffre !
Toute ma nature est un gouffre !
Hélas ! Entr’ouverte aux esprits,
J’ai perdu mon propre mystère !…
Une Intelligence adultère
Exerce un corps qu’elle a compris !

Don cruel ! Maître immonde, cesse
Vite, vite, ô divin ferment,
De feindre une vaine grossesse
Dans ce pur ventre sans amant !
Fais finir cette horrible scène !
Vois de tout mon corps l’arc obscène
Tendre à se rompre pour darder,
Comme son trait le plus infâme,
Implacablement au ciel l’âme
Que mon sein ne peut plus garder !

Qui me parle, à ma place même ?
Quel écho me répond : Tu mens !
Qui m’illumine ?… Qui blasphème ?
Et qui, de ces mots écumants,
Dont les éclats hachent ma langue,
La fait brandir une harangue
Brisant la bave et les cheveux
Que mâche et trame le désordre
D’une bouche qui veut se mordre
Et se reprendre ses aveux ?

Dieu ! Je ne me connais de crime
Que d’avoir à peine vécu !…
Mais si tu me prends pour victime
Et sur l’autel d’un corps vaincu
Si tu courbes un monstre, tue
Ce monstre, et la bête abattue,
Le col tranché, le chef produit
Par les crins qui tirent les tempes,
Que cette plus pâle des lampes
Saisisse de marbre la nuit !

Alors, par cette vagabonde
Morte, errante, et lune à jamais,
Soit l’eau des mers surprise, et l’onde
Astreinte à d’éternels sommets !
Que soient les humains faits statues,
Les cœurs figés, les âmes tues,
Et par les glaces de mon œil,
Puisse un peuple de leurs paroles
Durcir en un peuple d’idoles
Muet de sottise et d’orgueil !

Eh ! Quoi !… Devenir la vipère
Dont tout le ressort de frissons
Surprend la chair que désespère
Sa multitude de tronçons !…
Reprendre une lutte insensée !…
Tourne donc plutôt ta pensée
Vers la joie enfuie, et reviens,
Ô mémoire, à cette magie
Qui ne tirait son énergie
D’autres arcanes que des tiens !

Mon cher corps… Forme préférée,
Fraîcheur par qui ne fut jamais
Aphrodite désaltérée,
Intacte nuit, tendres sommets,
Et vos partages indicibles
D’une argile en îles sensibles,
Douce matière de mon sort,
Quelle alliance nous vécûmes,
Avant que le don des écumes
Ait fait de toi ce corps de mort !

Toi, mon épaule, où l’or se joue
D’une fontaine de noirceur,
J’aimais de te joindre ma joue
Fondue à sa même douceur !…
Ou, soulevé à mes narines,
Les mains pleines de seins vivants,
Entre mes bras aux belles anses
Mon abîme a bu les immenses
Profondeurs qu’apportent les vents !

Hélas ! ô roses, toute lyre
Contient la modulation !
Un soir, de mon triste délire
Parut la constellation !
Le temple se change dans l’antre,
Et l’ouragan des songes entre
Au même ciel qui fut si beau !
Il faut gémir, il faut atteindre
Je ne sais quelle extase, et ceindre
Ma chevelure d’un lambeau !

Ils m’ont connue aux bleus stigmates
Apparus sur ma pauvre peau ;
Ils m’assoupirent d’aromates
Laineux et doux comme un troupeau ;
Ils ont, pour vivante amulette,
Touché ma gorge qui halète
Sous les ornements vipérins ;
Étourdie, ivre d’empyreumes,
Ils m’ont, au murmure des neumes,
Rendu des honneurs souterrains.

Qu’ai-je donc fait qui me condamne
Pure, à ces rites odieux ?
Une sombre carcasse d’âne
Eût bien servi de ruche aux dieux !
Mais une vierge consacrée,
Une conque neuve et nacrée
Ne doit à la divinité
Que sacrifice et que silence,
Et cette intime violence
Que se fait la virginité !

Pourquoi, Puissance Créatrice,
Auteur du mystère animal,
Dans cette vierge pour matrice,
Semer les merveilles du mal !
Sont-ce les dons que tu m’accordes ?
Crois-tu, quand se brisent les cordes,
Que le son jaillisse plus beau ?
Ton plectre a frappé sur mon torse,
Mais tu ne lui laisses la force
Que de sonner comme un tombeau !

Sois clémente, sois sans oracles !
Et de tes merveilleuses mains,
Change en caresses les miracles,
Retiens les présents surhumains !
C’est en vain que tu communiques
À nos faibles tiges, d’uniques
Commotions de ta splendeur !
L’eau tranquille est plus transparente
Que toute tempête parente
D’une confuse profondeur !

Va, la lumière la divine
N’est pas l’épouvantable éclair
Qui nous devance et nous devine
Comme un songe cruel et clair !
Il éclate !… Il va nous instruire !…
Non !… La solitude vient luire
Dans la plaie immense des airs
Où nulle pâle architecture,
Mais la déchirante rupture
Nous imprime de purs déserts !

N’allez donc, mains universelles,
Tirer de mon front orageux
Quelques suprêmes étincelles !
Les hasards font les mêmes jeux !
Le passé, l’avenir sont frères
Et par leurs visages contraire
Une seule tête pâlit
De ne voir où qu’elle regarde
Qu’une même absence hagarde
D’îles plus belles que l’oubli.

Noirs témoins de tant de lumières
Ne cherchez plus… Pleurez, mes yeux !
Ô pleurs dont les sources premières
Sont trop profondes dans les cieux !…
Jamais plus amère demande !…
Mais la prunelle la plus grande
De ténèbres se doit nourrir !…
Tenant notre race atterrée,
La distance désespérée
Nous laisse le temps de mourir !

Entends, mon âme, entends ces fleuves !
Quelles cavernes sont ici ?
Est-ce mon sang ?… Sont-ce les neuves
Rumeurs des ondes sans merci ?
Mes secrets sonnent leurs aurores !
Tristes airains, tempes sonores,
Que dites-vous de l’avenir !
Frappez, frappez, dans une roche,
Abattez l’heure la plus proche…
Mes deux natures vont s’unir !

Ô formidablement gravie,
Et sur d’effrayants échelons,
Je sens dans l’arbre de ma vie
La mort monter de mes talons !
Le long de ma ligne frileuse
Le doigt mouillé de la fileuse
Trace une atroce volonté !
Et par sanglots grimpe la crise
Jusque dans ma nuque où se brise
Une cime de volupté !

Ah ! Brise les portes vivantes !
Fais craquer les vains scellements
Épais troupeau des épouvantes,
Hérissé d’étincellements !
Surgis des étables funèbres
Où te nourrissaient mes ténèbres
De leur fabuleuse foison !
Bondis, de rêves trop repue,
Ô horde épineuse et crépue,
Et viens fumer dans l’or, Toison !

*

Telle, toujours plus tourmentée,
Déraisonne, râle et rugit
La prophétesse fomentée
Par les souffles de l’or rougi.
Mais enfin le ciel se déclare !
L’oreille du pontife hilare
S’aventure vers le futur :
Une attente sainte la penche,
Car une voix nouvelle et blanche
Échappe de ce corps impur.

*

Honneur des Hommes, Saint Langage,
Discours prophétique et paré,
Belles chaînes en qui s’engage
Le dieu dans la chair égaré,
Illumination, largesse !
Voici parler une Sagesse
Et sonner cette auguste Voix
Qui se connaît quand elle sonne
N’être plus la voix de personne
Tant que des ondes et des bois !

La poésie du mercredi (#11)

Vous avez été plusieurs à témoigner la semaine dernière sur les poèmes – et les poètes – que vous aimez particulièrement (vous pouvez d’ailleurs continuer à nous faire partager vos découvertes!). Au passage, j’en profite pour faire de la pub à Jerfau, Vincent, L’Ornithorynque, SuperYannig et Moonath qui nous ont transmis leurs affinités poétiques  !

 

Aujourd’hui, sur les conseils de Jerfau, je me suis penchée sur Apollinaire et j’ai trouvé un poème magnifique, « La Maison des morts », extrait d’Alcools (1913). Le voici :

***

 

S’étendant sur les côtés du cimetière
La maison des morts l’encadrait comme un cloître
A l’intérieur de ses vitrines
Pareilles à celles des boutiques de modes
Au lieu de sourire debout
Les mannequins grimaçaient pour l’éternité

Arrivé à Munich depuis quinze ou vingt jours
J’étais entré pour la première fois et par hasard
Dans ce cimetière presque désert
Et je claquais des dents
Devant toute cette bourgeoisie
Exposée et vêtue le mieux possible
En attendant la sépulture

Soudain
Rapide comme ma mémoire
Les yeux se rallumèrent
De cellule vitrée en cellule vitrée
Le ciel se peupla d’une apocalypse
Vivace

Et la terra plate à l’infini
Comme avant Galilée
Se couvrit de mille mythologies immobiles
Un ange en diamant brisa toutes les vitrines
Et les morts m’accostèrent
Avec des mines de l’autre monde

Mais leur visage et leurs attitudes
Devinrent bientôt moins funbèbres
Le ciel et la terre perdirent
Leur aspect fantasmagorique

Les morts se réjouissaient
De voir leurs corps trépassés entre eux et la lumière
Ils riaient de voir leur ombre et l’observaient
Comme si véritablement
C’eût été leur vie passée

Alors je les dénombrai
Ils étaient quarante-neuf hommes
Femmes et enfants
Qui embellissaient à vue d’oeil
Et me regardaient maintenant
Avec tant de cordialité
Tant de tendresse même
Que les prenant en amitié

Tout à coup
Je les invitai à une promenade Loin des arcades de leur maison

Et tous bras dessus bras dessous
Fredonnant des airs militaires
Oui tous vos péchés sont absous
Nous quittâmes le cimetière

Nous traversâmes la ville
Et rencontrions souvent
Des parents des amis qui se joignaient
A la petite troupe des morts récents
Tous étaient si gais
Si charmants si bien portants
Que bien malin qui aurait pu
Distinguer les morts des vivants

Puis dans la campagne
On s’éparpilla
Deux chevau-légers nous joignirent
On leur fit fête
Ils coupèrent du bois de viorne
Et de sureau
Dont ils firent des sifflets
Qu’ils distribuèrent aux enfants

Plus tard dans un bal champètre
Les couples mains sur les épaules
Dansèrent au son aigre des cithares

Ils n’avaient pas oublié la danse
Ces morts et ces mortes
On buvait aussi
Et de temps à autre une cloche
Annonçait qu’un autre tonneau
Allait être mis en perce
Une morte assise sur un banc
Près d’un buisson d’épine-vinette
Laissait un étudiant
Agenouillé à ses pieds
Lui parler de fiançailles

Je vous attendrai
Dix ans vingt ans s’il le faut
Votre volonté sera la mienne

Je vous attendrai
Toute votre vie
Répondait la morte

Des enfants
De ce monde ou bien de l’autre
Chantaient de ces rondes
Aux paroles absurdes et lyriques
Qui sans doute sont les restes
Des plus anciens monuments poétiques
De l’humanité

L’étudiant passa une bague
A l’annulaire de la jeune morte
Voici le gage de mon amour
De nos fiançailles
Ni le temps ni l’absence
Ne nous feront oublier nos promesses

Et un jour nous auront une belle noce
Des touffes de myrte
A nos vêtements et dans vos cheveux
Un beau sermon à l’église
De longs discours après le banquet
Et de la musique
De la musique

Nos enfants
Dit la fiancée
Seront plus beaux plus beaux encore
Hélas! la bague était brisée
Que s’ils étaient d’argent ou d’or
D’émeraude ou de diamant
Seront plus clairs plus clairs encore
Que les astres du firmament
Que la lumière de l’aurore
Que vos regards mon fiancé
Auront meilleure odeur encore
Hélas! la bague était brisée
Que le lilas qui vient d’éclore
Que le thym la rose ou qu’un brin
De lavande ou de romarin

Les musiciens s’en étant allés
Nous continuâmes la promenade

Au bord d’un lac
On s’amusa à faire des ricochets
Avec des cailloux plats
Sur l’eau qui dansait à peine

Des barques étaient amarrées
Dans un havre
On les détacha
Après que toute la troupe se fut embarquée
Et quelques morts ramaient
Avec autant de vigueur que les vivants

A l’avant du bateau que je gouvernais
Un mort parlait avec une jeune femme
Vêtue d’une robe jaune
D’un corsage noir
Avec des rubans bleus et d’un chapeau gris
Orné d’une seule petite plume défrisée

Je vous aime
Disait-il
Comme le pigeon aime la colombe
Comme l’insecte nocturne
Aime la lumière

Trop tard
Répondait la vivante
Repoussez repoussez cet amour défendu
Je suis mariée
Voyez l’anneau qui brille
Mes mains tremblent
Je pleure et je voudrais mourir

Les barques étaient arrivées
A un endroit où les chevau-légers
Savaient qu’un écho répondait de la rive
On ne se lassait point de l’interroger
Il y eut des questions si extravagantes
Et des réponses tellement pleines d’à-propos
Que c’était à mourir de rire
Et le mort disait à la vivante

Nous serions si heureux ensemble
Sur nous l’eau se refermera
Mais vous pleurez et vos mains tremblent
Aucun de nous ne reviendra

On reprit terre et ce fut le retour
Les amoureux s’entr’aimaient
Et par couples aux belles bouches
Marchaient à distances inégales
Les morts avaient choisi les vivantes
Et les vivants
Des mortes
Un genévrier parfois
Faisait l’effet d’un fantôme

Les enfants déchiraient l’air
En soufflant les joues creuses
Dans leurs sifflets de viorne
Ou de sureau
Tandis que les militaires
Chantaient des tyroliennes
En se répondant comme on le fait
Dans la montagne

Dans la ville
Notre troupe diminua peu à peu
On se disait
Au revoir
A demain
A bientôt
Bientôt entraient dans les brasseries
Quelques-uns nous quittèrent
Devant une boucherie canine
Pour y acheter leur repas du soir

Bientôt je restai seul avec ces morts
Qui s’en allaient tout droit
Au cimetière

Sous les Arcades
Je les reconnus
Couchés
Immobiles
Et bien vêtus
Attendant la sépulture derrière les vitrines

Ils ne se doutaient pas
De ce qui s’était passé
Mais les vivants en gardaient le souvenir
C’était un bonheur inespéré
Et si certain
Qu’ils ne craignaient point de le perdre

Ils vivaient si noblement
Que ceux qui la veille encore
Les regardaient comme leurs égaux
Ou même quelque chose de moins
Admiraient maintenant
Leur puissance leur richesse et leur génie
Car y a-t-il rien qui vous élève
Comme d’avoir aimé un mort ou une morte
On devient si pur qu’on en arrive
Dans les glaciers de la mémoire
A se confondre avec le souvenir
On est fortifié pour la vie
Et l’on n’a plus besoin de personne

 

La poésie du mercredi (#10)

On a tous des poèmes marquants, de ceux qui laissent une drôle d’impression, symboles d’un lieu, d’une époque, d’un état d’esprit ou d’une personne. On a tous nos poèmes préférés, qui veulent vraiment dire quelque chose pour nous.
Alors aujourd’hui – une fois n’est pas coutume – je vais un peu raconter ma vie.

Le poème que je vous propose pour cette dixième Poésie du mercredi , c’est « Barbara » de Prévert. Oui, je sais, il y a déjà eu du Prévert par ici. Mais ça ne fait rien.
C’est ce texte en particulier qui m’a fait aimer la poésie. Avant, c’était pas trop mon truc. Je passais ma vie derrière des bouquins (ma seule vie sociale) (lire ou sortir, il faut choisir, et en l’occurrence j’ai pas trop trop choisi), mais c’étaient des romans et des recueils de nouvelles. Franchement, la poésie, ça m’ennuyait, je n’en voyais pas du tout l’intérêt. J’avais une aversion toute particulière pour « Le Dormeur du Val » de Rimbaud, vu et revu (pardon Arthur). Et puis, j’ai découvert « Barbara ».
Pour expliquer un peu mieux, il faut restituer le contexte. J’avais treize ans, j’étais en Troisième et déprimée, en décalage complet avec mes camarades (ah, on me dit dans l’oreillette que l’usage de l’imparfait est fallacieux), bref, c’était l’éclate totale.
Ça l’était à peu près autant pour la prof de français, Mme H., une femme extraordinaire passionnée par la littérature mais qui avait moins d’autorité qu’un caneton, ce qui équivaut à un suicide professionnel (les collégiens sont cruels). Elle essayait de nous faire lire et apprendre des choses géniales (genre, c’est elle qui m’a fait découvrir Boris Vian – je crois que tout est dit, là), mais à chaque fois ses tentatives se heurtaient à un mur d’indifférence, voire de moqueries. Du coup elle me prenait à part à la fin des cours pour discuter un peu (sortez les violons). Solidarité, tavu.
Donc, tout ça pour dire qu’un jour (c’était un vendredi matin à 08h50, je m’en rappelle), elle nous a dit de ranger nos affaires d’une voix blanche. Et elle nous a lu le poème. J’avais l’impression que sa voix allait défaillir à la fin de chaque vers – un saut dans le vide, surtout tenir, descendre au vers suivant, à la prochaine goutte de pluie, entendre le rire de Barbara colmater ceux des élèves – mais elle a tenu bon.
Et j’ai fondu en larmes.
Incompréhension générale, évidemment.
J’ai mis quasiment deux heures à me calmer – j’étais inconsolable. Pourquoi ce texte en particulier ? Je ne sais pas vraiment.
Toujours est-il que je suis retombée dessus il y a quelques temps et que j’ai eu envie de le partager avec vous.

Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là
Et tu marchais souriante
Épanouie ravie ruisselante
Sous la pluie
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest
Et je t’ai croisée rue de Siam
Tu souriais
Et moi je souriais de même
Rappelle-toi Barbara
Toi que je ne connaissais pas
Toi qui ne me connaissais pas
Rappelle-toi
Rappelle-toi quand même ce jour-là
N’oublie pas
Un homme sous un porche s’abritait
Et il a crié ton nom
Barbara
Et tu as couru vers lui sous la pluie
Ruisselante ravie épanouie
Et tu t’es jetée dans ses bras
Rappelle-toi cela Barbara
Et ne m’en veux pas si je te tutoie
Je dis tu à tous ceux que j’aime
Même si je ne les ai vus qu’une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s’aiment
Même si je ne les connais pas
Rappelle-toi Barbara
N’oublie pas
Cette pluie sage et heureuse
Sur ton visage heureux
Sur cette ville heureuse
Cette pluie sur la mer
Sur l’arsenal
Sur le bateau d’Ouessant
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu’es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d’acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n’est plus pareil et tout est abîmé
C’est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n’est même plus l’orage
De fer d’acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l’eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien.

Et vous, quels sont les poèmes qui vous ont marqués ?

La poésie du mercredi (#9)

Est-ce que vous connaissez Félix Arvers ? Non, je dis ça parce que je viens de découvrir, un peu par hasard, un de ses poèmes, intitulé « Pour elle » et extrait du recueil Mes heures perdues, paru en 1833.

Pourquoi ce poème en particulier ? Parce qu’il parle à tous ceux (et toutes celles, aussi) qui se font friendzoner par la fille qu’ils aiment. Triste. Alors voilà, cadeau, avec tout mon soutien :

“Pour elle”

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère,
Un amour éternel en un moment conçu :
Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû le taire,
Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su.

Hélas ! j’aurai passé près d’elle inaperçu,
Toujours à ses côtés, et pourtant solitaire.
Et j’aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre,
N’osant rien demander et n’ayant rien reçu.

Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre,
Elle suit son chemin, distraite et sans entendre
Ce murmure d’amour élevé sur ses pas.

À l’austère devoir pieusement fidèle,
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle
“Quelle est donc cette femme ?” et ne comprendra pas.

À la semaine prochaine !

La poésie du mercredi (#8)

Un peu d’anglais, aujourd’hui, ça vous dit ? Bon, on va dire que oui.

Donc un poème de Jim Morrison, mis en musique, “The Soft Parade”.

(Le texte est déjà très intéressant en lui-même mais c’est encore mieux avec la musique !)

The Soft Parade

“When I was back there in seminary school,
There was a person there
Who put forth the proposition,
That you can petition the Lord with prayer
Petition the lord with prayer,
Petition the lord with prayer
You cannot petition the lord with prayer!
Can you give me sanctuary, I must find a place to hide,
A place for me to hide
Can you find me soft asylum, I can’t make it anymore,
The Man is at the door
Peppermint, miniskirts, chocolate candy,
Champion sax and a girl named Sandy
There’s only four ways to get unraveled,
One is to sleep and the other is travel, da da
One is a bandit up in the hills,
One is to love your neighbor ’till
His wife gets home
Catacombs,
Nursery bones,
Winter women,
Growing stones
Carrying babies,
To the river
Streets and shoes,
Avenues,
Leather riders
Selling news,
The monk bought lunch
Ha ha, he bought a little,
Yes, he did,
Woo!
This is the best part of the trip,
This is the trip, the best part
I really like,
What’d he say?,
Yeah!,
Yeah, right!
Pretty good, huh,
Huh!,
Yeah, I’m proud to be a part of this number
Successful hills are here to stay,
Everything must be this way
Gentle streets where people play,
Welcome to the Soft Parade
All our lives we sweat and save,
Building for a shallow grave
Must be something else we say,
Somehow to defend this place
Everything must be this way,
Everything must be this way, yeah
The Soft Parade has now begun,
Listen to the engines hum
People out to have some fun,
A cobra on my left
Leopard on my right, yeah
The deer woman in a silk dress,
Girls with beads around their necks
Kiss the hunter of the green vest,
Who has wrestled before
With lions in the night
Out of sight!,
The lights are getting brighter
The radio is moaning,
Calling to the dogs
There are still a few animals,
Left out in the yard
But it’s getting harder,
To describe sailors,
To the underfed
Tropic corridor,
Tropic treasure
What got us this far,
To this mild equator?
We need someone or something new
Something else to get us through, yeah, c’mon
Callin’ on the dogs,
Callin’ on the dogs
Oh, it’s gettin’ harder,
Callin’ on the dogs
Callin’ in the dogs,
Callin’ all the dogs,
Callin’ on the gods
You gotta meet me,
Too late, baby
Slay a few animals,
At the crossroads,
Too late
All in the yard,
But it’s gettin’ harder,
By the crossroads
You gotta meet me,
Oh, we’re goin’, we’re goin great
At the edge of town,
Tropic corridor,
Tropic treasure
Havin’ a good time,
Got to come along,
What got us this far
To this mild equator?,
Outskirts of the city,
You and I
We need someone new,
Somethin’ new,
Somethin’ else to get us through
Better bring your gun,
Better bring your gun
Tropic corridor,
Tropic treasure,
We’re gonna ride and have some fun
When all else fails,
We can whip the horse’s eyes
And make them sleep,
And cry…”

La poésie du mercredi (#7)

Aujourd’hui, cela fait une semaine que l’attentat à Charlie Hebdo a eu lieu. Et aussi déjà pas mal d’articles à ce sujet. Alors, retour aux bonnes habitudes avec un poème d’Éluard qui me paraît assez pertinent vu les récents événements !

***

Dit de la force de l’amour

Entre tous mes tourments entre la mort et moi
Entre mon désespoir et la raison de vivre
Il y a l’injustice et ce malheur des hommes
Que je ne peux admettre il y a ma colère

Il y a les maquis couleur de sang d’Espagne
Il y a les maquis couleur du ciel de Grèce
Le pain le sang le ciel et le droit à l’espoir
Pour tous les innocents qui haïssent le mal

La lumière toujours est tout près de s’éteindre
La vie toujours s’apprête à devenir fumier
Mais le printemps renaît qui n’en a pas fini
Un bourgeon sort du noir et la chaleur s’installe

Et la chaleur aura raison des égoïstes
Leurs sens atrophiés n’y résisteront pas
J’entends le feu parler en riant de tiédeur
J’entends un homme dire qu’il n’a pas souffert

Toi qui fus de ma chair la conscience sensible
Toi que j’aime à jamais toi qui m’as inventé
Tu ne supportais pas l’oppression ni l’injure
Tu chantais en rêvant le bonheur sur la terre
Tu rêvais d’être libre et je te continue.

La poésie du mercredi (#6)

Aujourd’hui, c’est Malherbe ! Peu connu en tant que poète (enfin, pas autant que Baudelaire quoi), François de Malherbe a fortement contribué à établir l’orthographe, les règles de grammaire, etc., de la langue française au XVIIe siècle, sous l’impulsion de Richelieu. Son œuvre coïncide avec la création de l’Académie Française. Ses vers les plus connus sont : “Mais elle était du monde où les plus belles choses / Ont le pire destin / Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses / L’espace d’un matin” (extrait de “Consolation à M. Du Périer”).
(Étant moi-même une vraie névrosée de l’orthographe, j’avoue que j’éprouve pour lui une certaine sympathie…)
Bon, pour être honnête, je ne trouve pas que sa poésie soit extraordinaire puisqu’elle reste extrêmement classique dans sa facture, et est plus généralement, une application stricte des règles classiques, un modèle du genre. Disons que quand on est habitué à la poésie du XIXe ou XXe siècle, à son originalité et son audace, ça peut paraître un chouïa conformiste. Mais cela reste intéressant à découvrir. Et puis j’aime beaucoup le poème ci-dessous, qui – en dépit du vocabulaire et des tournures – est toujours autant d’actualité… Je vous laisse juges !

 ***

“Dessein de quitter une dame qui ne le contentait que de promesse”, extrait des Œuvres poétiques, 1627

Beauté, mon beau souci, de qui l’âme incertaine
A, comme l’océan, son flux et son reflux,
Pensez de vous résoudre à soulager ma peine,
Ou je me vais résoudre à ne la souffrir plus.

Vos yeux ont des appas que j’aime et que je prise.
Et qui peuvent beaucoup dessus ma liberté :
Mais pour me retenir, s’ils font cas de ma prise,
Il leur faut de l’amour autant que de beauté.

Quand je pense être au point que cela s’accomplisse
Quelque excuse toujours en empêche l’effet;
C’est la toile sans fin de la femme d’Ulysse,
Dont l’ouvrage du soir au matin se défait.

Madame, avisez-y, vous perdez votre gloire
De me l’avoir promis et vous rire de moi.
S’il ne vous en souvient, vous manquez de mémoire
Et s’îl vous en souvient, vous n’avez point de foi.

J’avais toujours fait compte, aimant chose si haute,
De ne m’en séparer qu’avecque le trépas
S’il arrive autrement ce sera votre faute,
De faire des serments et ne les tenir pas.

Alors, Malherbe, ça vous plaît, ou ce n’est pas du tout votre style ?

La poésie du (presque) mercredi (#5)

Et voilà la poésie du mercredi, avec un an quelques heures de retard (vous avez le droit de me lapider pour avoir osé faire cette blague).

Je viens de me rendre compte que je n’ai pas encore mis un seul poème de Rimbaud… (Hérésie ! Blasphème !)

Donc, aujourd’hui, il y a du Rimbaud au menu, entre le champagne et les huîtres.

“Bal des pendus”

Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.

Messire Belzébuth tire par la cravate
Ses petits pantins noirs grimaçant sur le ciel,
Et, leur claquant au front un revers de savate,
Les fait danser, danser aux sons d’un vieux Noël !

Et les pantins choqués enlacent leurs bras grêles
Comme des orgues noirs, les poitrines à jour
Que serraient autrefois les gentes damoiselles
Se heurtent longuement dans un hideux amour.

Hurrah ! les gais danseurs, qui n’avez plus de panse !
On peut cabrioler, les tréteaux sont si longs !
Hop ! qu’on ne sache plus si c’est bataille ou danse !
Belzébuth enragé racle ses violons !

Ô durs talons, jamais on n’use sa sandale !
Presque tous ont quitté la chemise de peau ;
Le reste est peu gênant et se voit sans scandale.
Sur les crânes, la neige applique un blanc chapeau :

Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées,
Un morceau de chair tremble à leur maigre menton :
On dirait, tournoyant dans les sombres mêlées,
Des preux, raides, heurtant armures de carton.

Hurrah ! la bise siffle au grand bal des squelettes !
Le gibet noir mugit comme un orgue de fer !
Les loups vont répondant des forêts violettes :
A l’horizon, le ciel est d’un rouge d’enfer…

Holà, secouez-moi ces capitans funèbres
Qui défilent, sournois, de leurs gros doigts cassés
Un chapelet d’amour sur leurs pâles vertèbres :
Ce n’est pas un moustier ici, les trépassés !

Oh ! voilà qu’au milieu de la danse macabre
Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou
Emporté par l’élan, comme un cheval se cabre :
Et, se sentant encor la corde raide au cou,

Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque
Avec des cris pareils à des ricanements,
Et, comme un baladin rentre dans la baraque,
Rebondit dans le bal au chant des ossements.

Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.

La poésie du mercredi (#4)

Aujourd’hui, Prévert ! Un poème extrait de Choses et autres, publié en 1972. C’est un recueil très divers, avec à la fois un texte autobiographique, des poèmes bien sûr, et aussi des réflexions assez grinçantes (La suite dans les idées : Il suivait son idée. C’était une idée fixe, et il était surpris de ne pas avancer.).

*

“Le voyage malaisé”

Le coucou ne dit pas l’heure

le corbeau ne dit pas l’année

l’horloger est un receleur

Le temps volé il le revend ailleurs

mais ne dit pas où c’est.

La poésie du mercredi (#2)

Un saut dans le temps et les mouvements littéraires pour cette nouvelle édition de la Poésie du Mercredi, puisque de Péret on passe à Renée Vivien ! “Bacchante triste” est tiré du recueil Études et préludes, publié en 1901. Si on connaît Renée Vivien de réputation (la célèbre « Sappho 1900 »), ses œuvres restent relativement méconnues, bien que très belles.

Bacchante triste

Le jour ne perce plus de flèches arrogantes
Les bois émerveillés de la beauté des nuits,
Et c’est l’heure troublée où dansent les Bacchantes
Parmi l’accablement des rythmes alanguis.

Leurs cheveux emmêlés pleurent le sang des vignes,
Leurs pieds vifs sont légers comme l’aile des vents,
Et la rose des chairs, la souplesse des lignes
Ont peuplé la forêt de sourires mouvants.

La plus jeune a des chants qui rappellent le râle :
Sa gorge d’amoureuse est lourde de sanglots.
Elle n’est point pareille aux autres, – elle est pâle ;
Son front a l’amertume et l’orage des flots.

Le vin où le soleil des vendanges persiste
Ne lui ramène plus le génëreux oubli ;
Elle est ivre à demi, mais son ivresse est triste,
Et les feuillages noirs ceignent son front pâli.

Tout en elle est lassé des fausses allégresses.
Et le pressentiment des froids et durs matins
Vient corrompre la flamme et le miel des caresses.
Elle songe, parmi les roses des festins.

Celle-là se souvient des baisers qu’on oublie…
Elle n’apprendra pas le désir sans douleurs,
Celle qui voit toujours avec mélancolie
Au fond des soirs d’orgie agoniser les fleurs.

Le mercredi, c’est poésie ! (#1)

Aujourd’hui, lancement d’une nouvelle rubrique, “la poésie du mercredi” ! Tous les mercredis je posterai un poème (d’un vrai poète, pas de moi, bien sûr). Il risque d’y avoir pas mal de XXe siècle, et surtout du Surréalisme mais je vais quand même diversifier les époques, genres et auteurs !

Par contre, il n’y aura pas de Lamartine. Parce que.

Voilà pour la présentation de la rubrique ! On commence en beauté avec un poème sans titre de Péret, extrait d’Immortelle Maladie, un tout petit recueil de seulement six poèmes (celui-ci est le quatrième), paru en 1924.

***

Courir sur un miroir comme un aveugle

et chanter dans l’oreille des dieux

voilà mes désirs aujourd’hui

Mais le vent aura chassé les êtres de leur élément naturel

avant que je passe dans l’avenue plantée de moribonds

qu’un souffle salé ferait renaître

et qu’un cri de paon ferait mourir.

Si je passais ils resteraient éternellement moribonds

c’est pourquoi il faut que je défile devant eux

avec mon ombre

Faute de quoi le meilleur de moi-même

ne sera plus que l’insaisissable soupir

d’un animal que j’ai rêvé dans ma jeunesse

… À mercredi prochain !