Barthes & Proust pour les universitaires, Roland & Marcel pour le conférencier

Dante (encore un début célèbre, encore une référence écrasante) commence son œuvre ainsi : « Nel mezzo del camin di nostra vita… » En 1300, Dante avait trente-cinq ans (il devait mourir vingt et un ans plus tard). J’en ai bien plus, et ce qui me reste à vivre ne sera plus jamais la moitié de ce que j’aurai vécu. Car le « milieu de notre vie » n’est évidemment pas un point arithmétique : comment, au moment où je parle, connaîtrais-je la durée totale de mon existence, au point de pouvoir la diviser en deux parties égales ? C’est un point sémantique, l’instant, peut-être tardif, où survient dans ma vie l’appel d’un nouveau sens, le désir d’une mutation : changer la vie, rompre et inaugurer, me soumettre à une initiation, tel Dante s’enfonçant dans la selva oscura, sous la conduite d’un grand initiateur, Virgile (et pour moi, du moins le temps de cette conférence, l’initiateur, c’est Proust). L’âge, faut-il le rappeler – mais il faut le rappeler, tant chacun vit avec indifférence l’âge de l’autre –, l’âge n’est que très partiellement un donné chronologique, un chapelet d’années ; il y a des classes, des cases d’âge : nous parcourons la vie d’écluse en écluse; à certains points du parcours, il y a des seuils, des dénivellations, des secousses; l’âge n’est pas progressif, il est mutatif : regarder son âge, si cet âge est un certain âge, n’est donc pas une coquetterie qui doive entraîner des protestations bienveillantes ; c’est plutôt une tâche active : quelles sont les forces réelles que mon âge implique et veut mobiliser ? Telle est la question, surgie récemment, qui, me semble-t-il, a fait du moment présent le « milieu du chemin de ma vie ».

Pourquoi aujourd’hui ?

Il arrive un temps (c’est là un problème de conscience) où « les jours sont comptés » : commence un compte à rebours flou et cependant irréversible. On se savait mortel (tout le monde vous l’a dit, dès que vous avez eu des oreilles pour entendre) ; tout d’un coup on se sent mortel (ce n’est pas un sentiment naturel ; le naturel, c’est de se croire immortel ; d’où tant d’accidents par imprudence). Cette évidence, dès lors qu’elle est vécue, amène un bouleversement du paysage : il me faut, impérieusement, loger mon travail dans une case aux contours incertains, mais dont je sais (conscience nouvelle) qu’ils sont finis : la dernière case. Ou plutôt, parce que la case est dessinée, parce qu’il n’y a plus de « hors case », le travail que je vais y loger prend une sorte de solennité. Comme Proust malade, menacé par la mort (ou le croyant), nous retrouvons le mot de saint Jean cité, approximativement, dans le Contre Sainte-Beuve : « Travaillez pendant que vous avez encore la lumière. »

Et puis il arrive aussi un temps (le même), où ce qu’on a fait, travaillé, écrit, apparaît comme voué à la répétition : quoi, toujours jusqu’à ma mort, je vais écrire des articles, faire des cours, des conférences, sur des « sujets », qui seuls varieront, si peu ! (C’est le « sur » qui me gêne.) Ce sentiment est cruel ; car il me renvoie à la forclusion de tout Nouveau, ou encore de l’Aventure (ce qui m’« advient ») ; je vois mon avenir, jusqu’à la mort, comme un « train » : quand j’aurai fini ce texte, cette conférence, je n’aurai rien d’autre à faire qu’à en recommencer un autre, une autre ? Non, Sisyphe n’est pas heureux : il est aliéné non à l’effort de son travail ni même à sa vanité, mais à sa répétition.

Enfin un événement (et non plus seulement une conscience) peut survenir, qui va marquer, inciser, articuler cet ensablement progressif du travail, et déterminer cette mutation, ce renversement de paysage, que j’ai appelé le « milieu de la vie ». Rancé, cavalier frondeur, dandy mondain, revient de voyage et découvre le corps de sa maîtresse, décapitée par un accident : il se retire et fonde la Trappe. Pour Proust, le « chemin de la vie » fut certainement la mort de sa mère (1905), même si la mutation d’existence, l’inauguration de l’œuvre nouvelle n’eut lieu que quelques années plus tard. Un deuil cruel, un deuil unique et comme irréductible, peut constituer pour moi cette « cime du particulier », dont parlait Proust ; quoique tardif, ce deuil sera pour moi le milieu de ma vie ; car le « milieu de la vie » n’est peut-être jamais rien d’autre que ce moment où l’on découvre que la mort est réelle, et non plus seulement redoutable.

Ainsi cheminant, il se produit tout d’un coup cette évidence : d’une part, je n’ai plus le temps d’essayer plusieurs vies : il faut que je choisisse ma dernière vie, ma vie nouvelle, « Vita Nova », disait Michelet en épousant à cinquante et un ans une jeune fille qui en avait vingt, et en s’apprêtant à écrire des livres nouveaux d’histoire naturelle ; et, d’autre part, je dois sortir de cet état ténébreux (la théologie médiévale parlait d’acédie) où me conduisent l’usure des travaux répétés et le deuil. Or, pour celui qui écrit, qui a choisi d’écrire, il ne peut y avoir de « vie nouvelle », me semble-t-il, que la découverte d’une nouvelle pratique d’écriture. Changer de doctrine, de théorie, de philosophie, de méthode, de croyance, bien que cela paraisse spectaculaire, est en fait très banal : on le fait comme on respire ; on investit, on désinvestit, on réinvestit : les conversions intellectuelles sont la pulsion même de l’intelligence, dès lors qu’elle est attentive aux surprises du monde ; mais la recherche, la découverte, la pratique d’une forme nouvelle, cela, je pense, est à la mesure de cette Vita Nova, dont j’ai dit les déterminations.

Roland Barthes, extraits de Longtemps je me suis couché de bonne heure, conférence au Collège de France donnée en 1982

(On passera sur les implications d’un mariage entre un quinquagénaire en pleine crise de mortalité et une jeune fille pouvant être sa fille, pour cette dernière, en ce qui concerne la “fin de la vie”…)