La poésie du mercredi (#84)

UNE PIERRE

Matins que nous avions

Je retirais les cendres, j’allais emplir

Le broc, je le posais sur le dallage,

Avec lui ruisselait dans toute la salle

L’odeur impénétrable de la menthe.

Ô souvenir,

Tes arbres sont en fleurs devant le ciel,

On peut croire qu’il neige,

Mais la foudre s’éloigne trop sur le chemin,

Le vent du soir répand son trop de graines.

Yves Bonnefoy – Les Planches courbes

Sylvia Plath and Mitski: death, destruction and bathtubs

Sylvia Plath, “Tale of a Tub”

The photographic chamber of the eye

records bare painted walls, while an electric light

flays the chromium nerves of plumbing raw;

such poverty assaults the ego; caught

naked in the merely actual room,

the stranger in the lavatory mirror

puts on a public grin, repeats our name

but scrupulously reflects the usual terror.

(…)

Twenty years ago, the familiar tub

bread an ample batch of omens; but now

water faucets spawn no danger; each crab

and octopus – scrabbling just beyond the view,

waiting for some accidental break

in ritual, to strike – is definitely gone;

the authentic sea denies them and will pluck

fantastic flesh down to the honest bone.

(…)

the tub exists behind our back:

its glittering surfaces are blank and true.

(…)

In this particular tub, two knees just up

like icebegs, while minute brown hairs rise

on arms and legs in a fringe of kelp; green soap

navigates the tidal slosh of seas

breaking on legendary beaches; in faith

we shall board our imaginary ship and wildly sail

among sacred islands of the mad till death

shatters the fabulous stars and makes us real.

***

Mitski, “Humpty”

I’ll live in the bathtub

It’s cool and clean

It’s smooth and it’s steady

It’s all that I need

 

I broke our belongings

They’re all on the floor

The room is now empty

Nothing left to throw

 

All the eggshells are on the ground

And I try, I’m trying to pick them up

But they crack and crumble, it’s all too much

Too frail for me to touch

(…)

I’ll live in the bathtub

Surrounded by tiles

All so square and so steady

I will die in their cool, cool arms

Genet toujours et le poète encore

J’éprouve le sentiment que d’ici peu de temps tout doit lâcher. Mes imprudences sont graves et je sais que la catastrophe aux ailes de lumière, sortira d’une très, très légère erreur. (Mais qui empêchera mon anéantissement ?) Mais, cependant que j’espère comme une grâce le malheur, il est bien que je m’évertue aux jeux habituels du monde. Je veux m’accomplir en une destinée des plus rares. Je vois très mal ce qu’elle sera, je la veux non d’une courbe gracieuse légèrement inclinée vers le soir, mais d’une beauté jamais vue, belle à cause du danger qui la travaille, la bouleverse, la mine. Ô faites que je ne sois que toute beauté ! J’irai vite ou lentement, mais j’oserai ce qu’il faut oser. Je détruirai les apparences, les bâches tomberont brûlées et j’apparaîtrai là, un soir, sur la paume de votre main, tranquille et pur comme une statuette de verre. Vous me verrez. Autour de moi, il n’y aura plus rien.
Par la gravité des moyens, par la magnificence des matériaux mis en oeuvre pour qu’il se rapproche des hommes, je mesure à quel point le poète était loin d’eux. La profondeur de mon abjection l’a forcé à ce travail de bagnard. Or, mon abjection était mon désespoir. Et le désespoir la force même – et en même temps la matière pour l’abolir. Mais si l’oeuvre est la plus belle, qui exige la vigueur du plus grand désespoir, il fallait que le poète aimât les hommes pour entreprendre un pareil effort. Et qu’il réussît. Il est bien que les hommes s’éloignent d’une oeuvre profonde si elle est le cri d’un homme enlisé monstrueusement en soi-même.
À la gravité des moyens que j’exige pour vous écarter de moi, mesurez la tendresse que je vous porte. Jugez à quel point je vous aime par ces barricades que j’élève dans ma vie et dans mon oeuvre (…).
Créer n’est pas un jeu quelque peu frivole. Le créateur s’est engagé dans une aventure effrayante qui est d’assumer soi-même jusqu’au bout les périls risqués par ses créatures. On ne peut supposer une création n’ayant l’amour à l’origine. (…) Je désire un instant porter une attention aiguë sur la réalité du suprême bonheur dans le désespoir : quand on est seul, soudain, en face de sa perte soudaine, lorsqu’on assiste à l’irrémédiable destruction de son oeuvre et de soi-même. Je donnerais tous les biens de ce monde – il faut en effet les donner – pour connaître l’état désespéré – et secret – que personne ne sait que je sais. (…) Mon orgueil s’est coloré avec la pourpre de ma honte.

Jean Genet, Journal du voleur

Encore le vide et le suicide, avec Eugenides

Elles nous avaient fait participer à leur folie, parce que nous ne pouvions faire autrement que de revenir sur leurs pas, repenser leurs pensées, et voir qu’aucun d’eux ne menait à nous. Nous étions incapables d’imaginer le vide d’une créature qui posait un rasoir sur ses poignets et s’ouvrait les veines, le vide et le calme. Et nous étions obligés de nous salir le museau dans leurs dernières traces (…), nous étions obligés de respirer pour toujours l’air des pièces dans lesquelles elles s’étaient tuées. À la fin, leur âge, ou le fait qu’elles soient des filles, n’importait pas, mais seulement que nous les avions aimées, et qu’elles ne nous avaient pas entendus les appeler, qu’elles ne nous entendent toujours pas, ici dans notre cabane dans l’arbre, avec nos crânes dégarnis et nos ventres mous, tandis que nous les appelons à sortir de ces pièces où elles sont entrées afin d’être éternellement seules, seules dans le suicide, qui est plus profond que la mort, et où nous ne trouverons jamais les éléments pour les reconstituer.

Jeffrey Eugenides, dernières lignes de Virgin Suicides, trad. Marc Cholodenko.

ressemblances du désir

La ressemblance est pareille à un acide ; sitôt décelée, elle entreprend de ronger peu à peu toutes les différences, toutes les incongruités qui font que l’objet reflété n’entretient avec le miroir qu’un rapport très souvent, et purement, métonymique. Mais plus regretté est l’être ainsi renvoyé par ce prisme, et plus les parties rentrées en contrebande dans l’image qui s’offre à nous s’imposent et en imposent d’autres, profitant du climat d’illusion que cette percussion d’échos visuels a déclenché. Ce que nous avons perdu se réapproprie pour ainsi dire le devant de la scène ; peu importe alors la couleur de l’iris ou la tension du sourcil, la longueur par ailleurs variable des cheveux ou même la gracieuse dissonance de la dentition : l’ancien dévore le nouveau et le rend désirable ou haïssable, c’est selon. Ce n’est pas tant la mémoire qui triche, que le désir qui, cruel en cela à son maître, décrète l’état d’urgence et impose le retour du même.

Claro, Madman Bovary

Consommation et élitisme littéraires

La littérature narrative tend chaque fois davantage, de nos jours, en raison de la spécialisation entraînée par le développement industriel et l’établissement de la société moderne, à se diversifier en deux branches inquiétantes : une littérature de consommation, exécutée par des professionnels d’une plus ou moins grande habileté technique, qui se limitenr limitent à reproduire en série et selon des procédés mécaniques, des œuvres qui répètent le passé (thématique et formel) avec un léger maquillage moderne, et qui, par conséquent, prônent le conformisme le plus abject devant l’ordre établi (…) et une littérature des catacombes, expérimentale et ésotérique, qui a renoncé à l’avance à disputer à l’autre l’audience d’un public et maintient un niveau d’exigence artistique, d’aventure et de nouveauté formelle, au prix (et dirait-on la manie) de l’isolement et de la solitude.

D’un côté, au moyen des mécanismes broyeurs de l’offre et de la demande de la société industrielle ou des flatteries et chantages de l’État-patron, la littérature est changée en une occupation inoffensive, en un instrument de diversion bénin, (privée de ce qui fut toujours sa vertu la plus importante, le questionnement critique de la réalité grâce à des représentations qui, en prenant de cette réalité tous ses atomes, signifiaient à la fois sa révélation et sa négation), et l’écrivain en un producteur domestiqué et prévisible, qui propage et entretient les mythes officiels, parfaitement soumis aux intérêts régnants : le succès, l’argent, ou les miettes de pouvoir et de confort que l’État dispense aux intellectuels dociles. D’un autre côté, la littérature est devenue un savoir spécialisé, sectaire et vague, un mausolée super-exclusif de saints et de héros de la parole, qui ont cédé superbement aux écrivains-eunuques l’affrontement avec le public, le mandat impératif de la communication, et qui se sont enterrés vivants pour sauver la littérature de la ruine : ils écrivent entre eux ou pour eux, ils disent qu’ils sont attachés à la rigoureuse tâche de la recherche verbale, à l’invention de formes nouvelles, mais, dans la pratique, ils multiplient chaque jour les clés et les serrures de cette enceinte où ils ont enfermé la littérature, parce que, au fond, ils nourrissent la terrible conviction que ce n’est qu’ainsi, loin de la confusion et de la promiscuité où règnent, tout-puissants, les moyens de communication de masse, la publicité et les produits pseudo-artistiques de l’industrie de l’édition qui alimente le grand public, que peut fleurir de nos jours, comme une orchidée de serre, clandestine, exquise, préservée de l’encanaillement par des codes hermétiques, accessible seulement à certains vaillants confrères, une authentique littérature de création.

Mario Vargas Llosa, L’Orgie perpétuelle, p. 228.

Choses et désir(s) conditionné(s)

Dans son roman Les Choses, paru en 1965, Georges Perec développe une réflexion sur la société de consommation et le conditionnement des désirs… Une page m’a particulièrement plu :

 

Dans le monde qui était le leur, il était presque de règle de désirer toujours plus qu’on ne pouvait acquérir. Ce n’était pas eux qui l’avaient décrété ; c’était une loi de la civilisation, une donnée de fait dont la publicité en général, les magazines, l’art des étalages, le spectacle de la rue, et même, sous un certain aspect, l’ensemble des productions communément appelées culturelles, étaient les expressions les plus conformes. Ils avaient tort, dès lors, de se sentir, à certains instants, atteints dans leur dignité : ces petites mortifications – demander d’un ton peu assuré le prix de quelque chose, hésiter, tenter de marchander, lorgner les devantures sans oser entrer, avoir envie, avoir l’air mesquin – faisaient elles aussi marcher le commerce.

Ils étaient fiers d’avoir payé quelque chose moins cher, de l’avoir eu pour rien, pour presque rien. Ils étaient plus fiers encore (mais l’on paie toujours un peu trop cher le plaisir de payer trop cher) d’avoir payé très cher, le plus cher, d’un seul coup, sans discuter, presque avec ivresse, ce qui était, ce qui ne pouvait être que le plus beau, le seul beau, le parfait. Ces hontes et ces orgueils avaient la même fonction, portaient en eux les mêmes déceptions, les mêmes hargnes. Et ils comprenaient, parce que partout, tout autour d’eux, tout le leur faisait comprendre, parce qu’on le leur enfonçait dans la tête à longueur de journée, à coups de slogans, d’affiches, de néons, de vitrines illuminées, qu’ils étaient toujours un petit peu plus bas dans l’échelle, toujours un petit peu trop bas. Encore avaient-ils cette chance de n’être pas, loin de là, les plus mal lotis.

 


 

Cendrars, l’errance et la lecture

Blaise Cendrars consacre les dernières pages de Bourlinguer (publié en 1948) à son rapport aux livres et à la lecture en général :

Et, depuis ma plus tendre enfance, depuis que maman m’a appris à lire, j’avais besoin de ma drogue, de ma dose dans les vingt-quatre heures, n’importe quoi, pourvu que cela soit de l’imprimé ! C’est ce que j’appelle être un inguérissable lecteur de livres ; mais il y en a d’autres, d’un tout autre type, la variété en est infinie, car les ravages dus à la fièvre des livres dans la société contemporaine tiennent du prodige et de la calamité et ce que j’admire le plus chez les lecteurs assidus, ce n’est pas leur science ni leur constance, leur longue patience ni les privations qu’ils s’imposent, mais leur faculté d’illusion, et qu’ils ont tous en commun, et qui les marque comme d’un signe distinctif (dirai-je d’une flétrissure ?), qu’il s’agisse d’un savant érudit spécialisé dans une question hors série et qui coupe les cheveux en quatre, ou d’une midinette sentimentale dont le cœur ne s’arrête pas de battre à chaque nouveau fascicule des interminables romans d’amour à quatre sous qu’on ne cesse de lancer sur le marché, comme si la Terre qui tourne n’était qu’une rotative de presse à imprimer.

Un des grands charmes de voyager ce n’est pas tant de se déplacer dans l’espace que de se dépayser dans le temps, de se trouver, par exemple, au hasard d’un incident de route en panne chez les cannibales ou au détour d’une piste dans le désert en rade en plein Moyen-Âge. Je crois qu’il en va de même pour la lecture, sauf qu’elle est à la disposition de tous, sans dangers physiques immédiats, à la portée d’un valétudinaire et qu’à sa trajectoire encore plus étendue dans le passé et dans l’avenir que le voyage s’ajoute le don incroyable qu’elle a de vous faire pénétrer sans grand effort dans la peau d’un personnage. Mais c’est cette vertu justement qui fausse si facilement la démarche d’un esprit, induit le lecteur invétéré en erreur, le trompe sur lui-même, lui fait perdre pied et lui donne, quand il revient à soi parmi ses semblables, cet air égaré, à quoi se reconnaissent les esclaves d’une passion et les prisonniers évadés : ils n’arrivent plus à s’adapter et la vie libre leur paraît une chose étrangère.

Une drogue faisant basculer dans l’imaginaire, et dont les victimes sont toujours fières : 

C’est de la folie. Il n’y a pas de fin à la lecture. Certains lisent méthodiquement. D’autres oublient de vivre pour prendre des notes savantes dont ils ne savent que faire et accumulent et oublient par la suite. D’autres encore vivent dans la fiction. Tous, nous sommes dans l’imaginaire et quel drôle de cortège qui défile clopin-clopant et parade, des esprits très divers, mais tous avançant au pas du canard chinois et barbotant du bec à la recherche de Dieu sait quelle maigre pitance mentale, sous les huées, sous les risées, mais fier chacun de son infirmité particulière et chacun gardant son quant-à-soi, captifs libérés, prisonniers d’une noble cause, chacun à son idée, chacun à son image de la Vie. Un livre, un miroir déformant, une projection idéale. La seule réalité ou c’est tout comme.

Comme quoi, point n’est besoin de rêver à ces “châtelaines au long corsage qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir” pour que la littérature vienne poser un écran modifiant notre perception du réel…

Poésie funambulaire et solitude

Dans un texte intitulé Le Funambule et datant de 1958, Jean Genet s’adresse à un funambule de cirque, lui prodiguant des conseils pour la maîtrise de son art. Or cette image du funambule constitue une métaphore filée de l’artiste en général, et tout particulièrement du poète (“Comme au poète, je parlais à l’artiste seul. Danserais-tu à un mètre au-dessus du tapis, mon injonction serait la même. Il s’agit, tu l’as compris, de la solitude mortelle, de cette région désespérée et éclatante où opère l’artiste.”)

Voici un extrait de ce texte :

Que ta solitude, paradoxalement, soit en pleine lumière, et l’obscurité composée de milliers d’yeux qui te jugent, qui redoutent et espèrent ta chute, peu importe : tu danseras sur et dans une solitude désertique, les yeux bandés, si tu le peux, les paupières agrafées. Mais rien – ni surtout les applaudissements ou les rires – n’empêchera que tu ne danses pour ton image. Tu es un artiste – hélas – tu ne peux plus te refuser le précipice monstrueux de tes yeux. Narcisse danse ? Mais c’est d’autre chose que de coquetterie, d’égoïsme et d’amour de soi qu’il s’agit. Si c’était de la Mort elle-même ? Danse donc seul. Pâle, livide, anxieux de plaire ou de déplaire à ton image : or, c’est ton image qui va danser pour toi. 

Jean Genet, in Le Condamné à mort et autres poèmes suivi de Le Funambule, Poésie/Gallimard.

Frémissements collectifs et révolution

Il faut avoir été mêlé aux foules frémissantes lors d’actions révolutionnaires ou pendant des événements dramatiques pour comprendre à quel degré de sensibilité parviennent les esprits lorsqu’ils sont livrés à la violence des des passions publiques. Une foule est une multiplication, non une addition. Dès que la raison critique est abandonnée, que les contraintes sociales ont été secouées, les réactions dépassent en intensité, en puissance, en étendue, l’excitation qui les provoque. (…)

Pour une foule inquiète redoutant une attaque, le moindre bruit sec est entendu comme un coup de feu ; il entraîne un assaut que l’on imagine défensif.

L‘intensité passionnelle, facteur primordial du dynamisme des masses, empêche l’histoire scientifique de comprendre l’origine des révolutions et des religions. Tout est absurde si l’on s’en tient aux pièces officielles et aux rapports administratifs ; et cependant rien n’est absurde car à tout prendre l’éclair de la passion donne plus de lumière que tous les conseils raisonnables.

Dans une atmosphère collective aiguë rien n’est impossible à l’homme ; il ne perçoit plus les barrières sociales et matérielles, celles-ci disparaissent effectivement, la puissance humaine est alors réellement décuplée. (…) Une protection surnaturelle paraît acquise à ceux qui ont franchi la frontière de leur ordinaire timidité. À la réflexion, ce qui est surnaturel, c’est que des millions d’êtres acceptent de vivre au-dessous de leurs possibilités dans l’ignorance de la puissance qu’ils renferment.

 

Extrait du Miroir du Merveilleux, Pierre Mabille, p. 64 (ed. de Minuit), 1940.

Jaccottet, l’insoutenable et la poésie

L’impossible : événements, ce qu’il faut lire ou voir dans les journaux (…), c’est à proprement parler l’insoutenable. Il semble donc impossible de poursuivre et l’on poursuit cependant. Comment ?

Parce que la poésie pourrait être mêlée à la possibilité d’affronter l’insoutenable. Affronter est beaucoup dire.

Ce qui me rend aujourd’hui l’expression difficile, c’est que je ne voudrais pas tricher (…).

Dès lors devraient entrer dans la poésie certains mots qu’elle a toujours évités, redoutés, et toutefois sans aller vers le naturalisme qui, à sa façon, est aussi mensonge. (…)

Mais c’est être perpétuellement à deux doigts de l’impossible.

Philippe Jaccottet, extrait de La Semaison II, Notes de carnet, 1970.

L’écriture selon Bonnefoy – Et Dieu dans tout ça ?

(…) ce qu’on nomme une création, à quelque niveau que ce soit, ce n’est jamais que de l’écriture, c’est-à-dire une place laissée, et peut-être la principale, aux pensées inconscientes de celui ou de celle qui écrit.

Extrait de la troisième partie de “Dieu dans Hamlet”, tiré du Digamma (2012) (in L’Heure présente, recueil regroupant plusieurs de ses écrits les plus récents, Poésie/Gallimard, 2014).

Cette phrase, cependant, n’est qu’un extrait d’un plus long passage, empreint de mysticisme. Je l’ai cité en elle-même car elle me paraissait indépendante, malgré son articulation dans une phrase plus vaste – un texte à part entière.

Voici le passage complet :

Il y aurait, quelque part hors de notre monde, un dieu insatisfait de sa création. Il l’avait entreprise avec confiance, avec aussi une idée de ce qu’on peut croire la beauté, la preuve en sont aujourd’hui encore ces montagnes d’ici, ces fleuves dans leur lumière, mais vite il s’aperçut que les êtres auxquels il donnait forme ne répondaient pas à son vœu, ce qui n’est certes que naturel puisque ce qu’on nomme une création, à quelque niveau que ce soit, ce n’est jamais que de l’écriture, c’est-à-dire une place laissée, et peut-être la principale, aux pensées inconscientes de celui ou de celle qui écrit.

Ce dieu dut s’avouer qu’il avait en soi toute une part inconnue et inconnaissable, un inconscient.

Dans le pelage du zèbre, qu’il avait aimé dessiner, avec quelque amusement, il lui fallut comprendre, avec maintenant beaucoup d’inquiétude, qu’il y avait un sens qui lui échappait, un secret dont la clef lui demeurerait introuvable. Dans le rire de cette jeune fille, une adolescente encore, traversant la rue avec un garçon, qu’affleuraient une angoisse et une espérance également incompréhensibles. Dieu sut que quelqu’un en lui, qu’il ne savait pas, troublait ses intentions, enténébrait sa pensée, déconcertait son intelligence.

Quelqu’un ? Peut-être même plusieurs vouloirs, à se disputer sa puissance. Il abandonna au vent de ce gouffre ses schèmes inachevés.

Dieu, n’est-ce pas, nous aurait faits “à Son image”… Et si la curiosité, l’inquiétude de l’esprit, n’étaient pas – comme on voudrait nous le faire croire – un signe de non-croyance ou du moins de doute, mais la marque de Dieu, de même pour notre inconscient ?

Un sacrement à égorger

Entre-t-on en littérature comme on entre dans les ordres ?
Sans doute, puisque la littérature est un ordre : l’ordre de ne pas lâcher le langage, de lui faire rendre gorge. Mais qu’en est-il dès lors qu’on se méfie du langage, ou pire, dès lors que le langage se méfie de vous ? (…)

Mais un écrivain est-il censé aimer la littérature ? N’a-t-il pas tout intérêt à éprouver la plus grande méfiance envers elle, c’est-à-dire non seulement envers les œuvres passées, mais surtout envers celles à venir, et au premier chef les siennes ? Car écrire ce n’est pas fabriquer de la littérature, ce n’est pas tourner en rond comme un caniche dans l’arène de la représentation. Il ne s’agit pas d’accoucher d’une œuvre. (…)

Écrire est un acte qui consiste à se faire un corps, non en vertu d’on ne sait quelle authenticité, mais au prix d’une longue distanciation avec les instances du langage. Car c’est la langue qui nous parle, qui nous fait, qui nous plie et nous brasse – aussi est-il de la plus grande importance d’entrer en résistance, de se “dédire”, de rompre le soi-disant contrat humain et biologique. Il faut en finir. (…)

Toute lecture est un apprentissage, une errance entre éblouissement et aveuglement, non seulement parce que, ce faisant, nous apprenons une langue étrangère, mais également parce que nous savons qu’à un moment ou à un autre nous devrons nous poser la question de savoir quoi faire de cette langue nouvelle qui désormais nous habite.
Lire, ce n’est pas simplement aménager un temps et un espace particuliers à l’intérieur du temps et de l’espace général, ce n’est pas simplement regarder autrui par la fenêtre de la page. Les livres sont des moteurs, et vient toujours le moment pour le lecteur de mettre les mains dans le cambouis, et d’essayer de voir s’il ne peut pas brancher ce moteur, cette machine sur son propre petit engin mental. (…)

L’ironie, c’est que nous ne savons jamais à l’avance quel usage nous ferons de tel ou tel écrit. (…) Nous ne savons même pas si nous avons envie de nous laisser envahir par tous ces fantômes.

Lire c’est donc ingérer une langue peut-être ennemie, accepter un virus, faire l’expérience troublante de la ventriloquie.

Claro, “Artaud hors murs”, in Plonger les mains dans l’acide, ed. Inculte, 2011.

La poésie du mercredi (#40)

Nous voici donc arrivés à la quarantième semaine : comme d’habitude, pour les dizaines, je vous propose un poème que j’aime particulièrement.
Aujourd’hui, notre hôte est Dominique A, dont je vous avais déjà parlé ici ; “Semana Santa” est extrait de son dernier album, Éléor, sorti en 2014.
On trouve peu de ses chansons sur Internet, ce qui fait que je ne peux vous proposer que le texte de celle-ci : mais allez l’écouter, je vous promets que si ce texte vous plaît, la chanson en elle-même ne vous décevra pas ! Cet album est voilé de sonorité sombres et riches, éclairé par la voix de Dominique A, très lumineuse, presque claire, c’est le soir qui tombe, les souvenirs qui affluent même faux, les lumières qui tremblent – il un des rares véritables poètes de la chanson française actuelle.
Bref, je vous recommande vivement ses deux derniers albums, Vers les lueurs et Éléor.

Ce poème, c’est vraiment un “Instant-Né” (oui, c’est en plus une procession dans un pays latin…). On voit véritablement la scène, les vers sont étonnamment solides et cristallins à la fois, une sorte de tension interne tient tout en place… La forme en volutes – de l’encens, de la mémoire aussi bien que du texte – s’exprime notamment par la musique, dans la chanson.
C’est en écoutant “Semana Santa” que j’ai mise en mots mon impression et “développé” (dans tous les sens du terme) l’idée d’une forme poétique avant tout liée à la retransmission d’un instant.

SEMANA SANTA

Une femme fumait au seuil d’une boutique
Guettant la procession à l’angle de la rue
Main sur la hanche gauche, elle attendait mutique
Au soleil, elle semblait par son ombre tenue

C’était un jour d’avril ; sur le sol en damier
Des vieilles devisaient ; autour, des enfants
Couraient après des chats, et l’odeur de l’encens
Montait, lourde, à la tête et faisait suffoquer

La musique pleurait en agitant ses chaînes
Mimait la pénitence, et des larmes de sang
Épaisses lui échappaient et couraient sur ses flancs
Brûlant de ranimer les douleurs anciennes

Les vagues remuaient des histoires lointaines
Où des bateaux gavés d’or hantaient l’océan
Et la femme fumait, et l’odeur de l’encens
Montait, lourde, en son âme où cliquetaient des chaînes

Semana Santa

Une femme fumait au seuil d’une boutique
Guettant la procession à l’angle de la rue
Main sur la hanche gauche, elle attendait mutique
Au soleil, elle semblait par son ombre tenue…

Crash-test, de Claro : accidents, pornographie, vertiges et poésie

Crash-test est le dernier roman de Claro, paru en août de cette année (le 19 pour être précise) ; voici mes quelques impressions d’après lecture. (Un article avec de vrais morceaux de poésie dedans.)

Le roman se divise en trois parties : “Crash-test”, “Porn story” et “Strip-tease”, les trois s’entremêlant. Dans “Crash-test”, il est question d’un homme qui “travaille depuis août 72 pour un fabriquant d’automobiles. Il teste la résistance des habitacles, au gré des heurts, à l’aide de cadavres.” (p. 12) ; dans “Porn story”, d’un adolescent dont les parents sont “pareils à des chiens féroces flairant, sinon plus féroces qu’eux, du moins aussi prompts à laisser baver la rage aux commissures de leur sourire” (p.118), et qui se plonge dans les “bandes-dessinées pour adultes” ; enfin “Strip-tease” a pour héroïne une strip-teaseuse dans un “club”, son ressenti par rapport aux regards des hommes, et qui raconte les débuts de l’industrie pornographique.

Plusieurs thématiques se retrouvent tout au long du roman : l’accident, sous toutes ses formes, le sexe et ses fantasmes, la violence, l’instabilité, l’éclat – celui qui blesse comme celui qui hypnotise – et le rôle du regard. Toujours dans la thématique de la violence, une large place est accordée au féminisme (dans “Strip-tease”), ce qui est très étonnant. Pas par rapport à l’auteur dont on connaît les convictions féministes (,  ou encore ici, sans oublier cet article qu’il est OBLIGATOIRE d’aller lire), mais pour plusieurs raisons. Tout d’abord car on plonge très exactement dans la tête, derrière les yeux de cette femme, et c’est tellement juste qu’on a du mal à croire que c’est un homme qui a écrit cela. Ensuite on retrouve les questions féministes habituelles, telles que le slut-shaming, la culture du viol ou la réification de la femme ; or ce qui fait la force de ce texte, c’est que ce n’est en aucun cas un manifeste, mais toujours d’une œuvre d’art et, plus, d’un texte poétique. La poésie, ou plutôt : le style, ici, n’étant pas ajouté pour cacher la violence du discours, mais étant le discours. Ainsi, la femme qui pense tout ceci apparaît au lecteur non seulement humaine, contrairement à ce que les hommes veulent voir d’elle, mais également poète. Par conséquent, aucun misérabilisme : on n’éprouve pas de pitié pour elle, mais de l’empathie mêlée à de la colère et aussi beaucoup d’admiration.

Des hommes-malgré ? Des violeurs-malgré ? Des malgré-maîtres, jamais repus de leurs prises, entièrement dévolus à l’hypocrite conquête de l’autre, animés et manipulés par des afflux de sang, des secousses spermatiques, des élans impétueux ?

et

dansant

au plus cru

de leur être ?

Elle aimerait voir en eux autre chose que des seigneurs de guerre déguisés en épiciers de galéjade, et ne pas les condamner tous, et ne pas leur donner la damnation en partage, et ne pas s’approcher d’eux en brandissant un sécateur afin qu’ils ne s’abusent pas quant à ses intentions

– mais il y a les faits, il y a le charnier des faits, invisible sous la cendre de leurs exploits, et qui ondoie comme un tapis d’asticots à chacune de leurs déclarations –

– il y a les faits, le bruit des faits, les cris des faits, le sang des faits, les robes arrachées des faits, les gifles des faits, les faits aux poignets maintenus et aux jambes écartées, forcées, les faits des bouches fourrées et molestées, les larmes silencieuses des faits, les mères et les filles des faits frissonnant dans la même famine, les faits des rires violents (…), quand ils pissent les faits s’agitent derrière eux, les faits s’approchent sur leurs pattes de velours et rêvent de leur lacérer le dos – (…)

Car ce qui constitue Crash-test, c’est avant tout son style, qui en fait un objet étonnant, et bien plus qu’un roman sur un ado paumé, une strip-teaseuse ou un homme qui manipule des cadavres et des voitures. Et c’est aussi le style qui donne son unité au roman : l’auteur évite en effet le procédé, vu et revu, qui consiste à présenter séparément plusieurs personnages n’ayant rien à voir les uns avec les autres avant de les réunir, si possible par accident. Si on suppose (mais le doute est toujours permis…) que l’adolescent de “Porn story” rencontre l’héroïne de “Strip-tease”, et que “l’homme des crash-tests” doit s’occuper d’une jeune femme morte dans le club où officie la strip-teaseuse, ce n’est pas le but du roman. Presque un accident de plus.

Le plus important dans le roman de Claro, donc, c’est le style. On le reconnaît : c’est cette façon de voir et sentir les choses en travaillant la phrase au corps qu’on trouve déjà dans Tous les diamants du ciel (2012), CosmoZ  (2010) ou Madman Bovary (2008). Plus précisément, il s’agit d’un mélange entre plusieurs procédés : énormément d’incises, qui semblent égarer les phrases, déjà très longues (plus de cinquante lignes pour certaines !), des images – comparaisons, métaphores, les choses agissent car dépendantes de verbes d’action -, toujours étranges, souvent inquiétantes, mais toujours vraies, témoignant d’une véritable vision.

Et c’est cette sincérité qui permet d’éviter l’écueil principal, dans l’écriture d’un roman comme Crash-test, c’est-à-dire à la fois novateur et expérimental : la complaisance. Tout d’abord dans les thèmes : pornographie et mort violente. Il aurait été facile de jouer là-dessus en abusant de l’aspect “sulfureux” (terme consacré dans ce cas…) de la chose ; facile de donner dans la violence et la pornographie pures, crûment, dans le but de choquer (donc de se donner une image d’artiste dérangeant, provocateur) et de flatter le voyeurisme du lecteur. Ce n’est pas le cas : sexe et violence ne sont pas montrés dans ce but. Crash-test parle de pornographie sans être de la pornographie. C’est encore moins un sermon moralisateur – “Il bande désormais avant même de bander, et ce miracle l’incite à se méfier infiniment du chant pataud de la morale.” (“Porn story”, p. 95).

Plus complexe, le second risque était la complaisance, non vis-à-vis des autres, mais de soi-même : le risque de s’écouter écrire, d’aligner les mots sans se préoccuper de la justesse de l’image, pour “faire poétique”, obscur. (D’où la question générale que soulève la notion de style : où est la frontière entre la cohérence des œuvres d’un auteur et l’auto-plagiat ?) Ce risque étant rendu plus difficile à éviter à cause des procédés utilisés : longues phrases errantes et s’enroulant sur elles-mêmes, comme dit plus haut, etc. Sans oublier le jeu avec les conventions typographiques : outre le fait que chacune des trois parties ait sa police de caractère dédiée, Claro invente littéralement une mise en page, notamment pour “Crash-test”, malheureusement impossible à rendre ici (celle de WordPress ne me permet même pas de sauter des lignes, c’est dire). Le texte s’encre (pardon pour ce jeu de mots contestable…) dans tout l’espace du papier ; parfois, le résultat s’approche du calligramme, et c’est très impressionnant. Mais cette mise en page échappe au simple montage expérimental ou à l’exercice de style car elle est parfaitement justifiée, voire nécessitée par le texte. Les nombreux retours à la ligne sont autant de chocs ou d’éclats de carrosserie ; la taille de police diminue (et l’œil perçoit ce que l’esprit comprend : une suite de nombres dans l’ordre décroissant, par exemple). Parfois, au milieu d’une phrase, la police devient minuscule, souvent pour exprimer une nuance, une restriction : cela ressemble aux multiples conditions qui soumettent l’offre – ces fameuses précisions et restrictions que l’on trouve au bas des pubs-d’abribus, notamment les pubs pour voitures… La boucle est bouclée.

Enfin, on sent une énergie sourde qui parcourt le texte, lequel (contrairement à cet article) semble s’interdire de s’étaler : des chemins qu’ouvrent les phrases, seuls quelques uns seront explorés, et encore, pas dans leur intégralité. Un concentré d’images et de texte que l’imagination du lecteur peut, s’il veut, développer.

L’écriture de Claro dans Crash-test ne raconte, ni même ne montre les corps, la violence, l’instabilité et les accidents, mais elle les constitue. La poésie, ici, ne nomme pas le corps : elle l’est, l’incarne (re-désolée pour le jeu de mots). Elle est la matière du roman. On ressent, à la lecture du roman, que l’un ne va pas sans l’autre, que poésie et violence, accident, éclats, instabilité sont mêlés, car chacun des personnages est regard – regard de “l’homme des crash-tests” qui observe les accidents pour le compte d’un fabriquant d’automobiles, regard concupiscent de l’adolescent sur ses “bandes-dessinées pour adultes”, regard enfin de la strip-teaseuse sur elle-même et sur les hommes, regards masculins dont elle ressent le poids… Or la poésie est avant tout regard, puisqu’elle transmet des images. D’ailleurs le personnage de “Porn story” jouit des mots en eux-mêmes avant des visions qu’ils véhiculent (la scène montre le héros et un de ses amis en train de lire les “bandes-dessinées pour adultes” (p. 107). Le texte en italique est celui de la bande-dessinée) :

(…) et follement excité par cette vision, il effleura de sa main demeurée libre les bourrelets de chair fondante relis les derniers mots s’il te plaît les bourrelets de chair fondante, heureux de sentir la femme frissonner aussitôt de plaisir incroyable murmure-t-il dans le cliquetis des cintres réveillés par l’excitation (…) éperdu de volupté il butina à pleines lèvres le beau fruit juteux putain qu’est-ce que c’est bien écrit (…)

Autre extrait, cette fois sur le langage – la phrase (p. 106) :

(…) comme on suit le mouvement de la main qui trace sur la feuille les mots qu’on lui demande de tracer quand on lui fait faire une dictée et que ce qu’il doit écrire a l’obligation d’être symétrique à ce qui est dit (ou une abstraction de ce genre)

or comment des mots

même soigneusement articulés par une bouche ayant sa propre voix ses propres inflexions et mettant dans ces mots un sens qui n’a rien à voir vec celui que d’autres pourraient y ranger

comment des mots pourraient-ils se contenter de signes écrits pour survivre même s’il va de soi que le sens n’est pas censé diverger à ce point d’un individu à l’autre

comment les mots donc

même articulés à la façon de minuscules éléments composant un mécanisme

pourraient-ils s’assagir au point de se fondre en formes fixes et dans le même temps demeurer fluides et libres et sauvages afin d’adopter l’écoulement de l’encre qui ne se contente pas de les graver distinctement et séparément mais les lie cursivement entre eux à la façon d’un fil ponctué de nœuds qu’on dévide pourtant sans heurt jusqu’à ce que la dictée s’interrompe dans le glas sentencieux d’un point final.

Reste enfin cette phrase, reprise tout au long du roman : “Au commencement était l’accident.”, complétée par l’auteur en interview : “Au commencement était l’accident. Ou la poésie.


Claro, Crash-test, 128 pages, aux éditions Actes Sud.

Poésie dissimulée, fumet non comestible : un univers entre des barbelés (ou : Ce qu’a fait le siècle des illusions)

Auschwitz, Oswiecim : des noms de lieux. Bien trop de lieux. On pourrait dire aussi : de non-lieux. Et la poésie ? La poésie ? Les briques, les cheminées, les trains, les ordres, la poésie, la rampe, les chiens, les dents, le froid, la poésie, les flammes.

S’il y avait eu la poésie, nous l’aurions su, dit Avram.

Puis, se ravisant : je dis n’importe quoi.

Oui, la poésie, conclut Eizik. La poésie comme un plafond déguisé en ciel.

C’est toi qui dis n’importe quoi, maintenant. (…)

Et si la poésie avait été comestible ? Autant imaginer qu’elle aurait été, alors, également, inflammable, dégradable, fragile. Ne l’est-elle pas toujours ? Pas par décision. Non, mais s’accrocher, ramper, résister, la poésie le peut, elle aussi.

C’est possible mais comment le prouver ? Et surtout qui le voudrait ?

Oh, la poésie nous restait sur l’estomac, comme une pierre. Et là-bas, à Auschwitz, certains en avalaient.

C’est pour dire, se tait Avram.

Extrait de CosmoZ, Claro, paru en 2010 chez Actes Sud.  597 pages de tornades, de métamorphoses, de corps, d’explosions (métalliques & Cie), d’errances, de rêves, d’éclats : condensé de poésie in extremis

Flaubert et Rimbaud, “de la prose sur l’avenir de la poésie” (feat. Alain en guest star)

En lisant des extraits de la correspondance de Flaubert (puisque, n’est-ce pas, je suis une élève sérieuse qui prépare assidûment son baccalauréat de littérature sur Madame Bovary), un passage m’a interpellée. Le voici :

Jamais de ces vieilles phrases à muscles saillants, cambrées, et dont le talon sonne. J’en conçois pourtant un, moi, un style : un style qui serait beau, que quelqu’un fera à quelque jour, dans dix ans, ou dans dix siècles, et qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des scienceset avec des ondulations, des ronflements de violoncelle, des aigrettes de feu, un style qui vous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet, et où votre pensée enfin voguerait sur des surfaces lisses, comme lorsqu’on file dans un canot avec bon vent arrière. La prose est née d’hier, voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites, mais celles de la prose, tant s’en faut.

(Lettre à Louise Colet datée du 24 avril 1852)

Je me suis dit que j’avais déjà lu ça quelque part. Où ?

Là :

– Voici de la prose sur l’avenir de la poésie. (…)  – De la Grèce au mouvement romantique, – Moyen-Âge, – il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. – On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier venu auteur d’Origines. – Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans ! (…)

Trouver une langue. (…) Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. 

(La Lettre du Voyant, 15 mai 1871, pour faire dans l’originalité).

Reconnaître le vers comme la forme vieille, inventer une langue… Flaubert et Rimbaud, dont les œuvres (et les vies) sont pourtant si différentes, semblent se rejoindre.

En tout cas, ils se rejoignent dans la même exécration de Musset.

Flaubert :

Musset n’a jamais séparé la poésie des sensations qu’elle complète. La musique, selon lui, a été faite pour les sérénades, la peinture pour le portrait, et la poésie pour les consolations du cœur. Quand on veut ainsi mettre le soleil dans sa culotte, on brûle sa culotte, et on pisse sur le soleil. C’est ce qui lui est arrivé. (…) S’il suffisait d’avoir les nerfs sensibles pour être poète, je vaudrais mieux que Shakespeare et qu’Homère. (…) La Poésie n’est point une débilité de l’esprit, et ces susceptibilités nerveuses en sont une. 

Rimbaud :

Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, – que sa paresse d’ange a insultées ! ô ! les contes et les proverbes fadasses ! (…) Tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien ! (…) Printanier, l’esprit de Musset ! Charmant, son amour ! En voilà, de la peinture à l’émail, de la poésie solide ! (…) À dix-huit ans, à dix-sept même, tout collégien qui a le moyen, fait le Rolla, écrit un Rolla !

Sur ce, je retourne à mes révisions.


Mise à jour du 20 août 2015 : Le bac est passé, maintenant je prépare la rentrée (en fac de philo). Et décidément…

Quant à la prose je ne sais qu’en dire ; car je ne crois pourtant pas que ce qui n’est pas vers soit prose, mais la prose est le dernier-né des arts, et sans doute le plus caché. 

Alain, extrait des Éléments de philosophie, 1940, “De l’action”, chapitre X, “du génie”.

Ils se sont passé le mot ?

La poésie selon Flaubert

Dans la lettre à Louise Colet datée du 6 juillet 1852, Flaubert écrit :

Musset n’a jamais séparé la poésie des sensations qu’elle complète. La musique, selon lui, a été faite pour les sérénades, la peinture pour le portrait, et la poésie pour les consolations du cœur. Quand on veut ainsi mettre le soleil dans sa culotte, on brûle sa culotte, et on pisse sur le soleil. C’est ce qui lui est arrivé.

“Les nerfs, le magnétisme, voilà la poésie”. Non, elle a une base plus sereine. S’il suffisait d’avoir les nerfs sensibles pour être poète, je vaudrais mieux que Shakespeare et qu’Homère (…). – Mais ce sont d’excellents sujets de conversation et qui émeuvent.

La Poésie n’est point une débilité de l’esprit, et ces susceptibilités nerveuses en sont une. (…) La passion ne fait pas les vers. – Et plus vous serez personnel, plus vous serez faible. (…) Moins on sent une chose, plus on est apte à l’exprimer comme elle est (comme elle est toujours, en elle-même, dans sa généralité, et dégagée de tous ses contingents éphémères. Mais il faut avoir la faculté de se la faire sentir. Cette faculté n’est autre que le génie. Voir. – Avoir le modèle devant soi, qui pose. – 

C’est pourquoi je déteste la poésie parlée, la poésie en phrases. – Pour les choses qui n’ont pas de mots, le regard suffit. – Les exhalaisons d’âme, le lyrisme, les descriptions, je veux de tout cela en style. Ailleurs c’est une prostitution, de l’art, et du sentiment même.

On peut trouver une application directe de ces principes dans Madame Bovary*, durant la scène des Comices agricoles à Yonville (II, 8), lors du dialogue  entre Emma et Rodolphe, ce dernier essayant de la séduire :

“Eh quoi ! dit-il [Rodolphe], ne savez-vous pas qu’il y a des âmes sans cesse tourmentées ? Il leur faut tour à tour le rêve et l’action, les passions les plus pures, les jouissances les plus furieuses, et l’on se jette ainsi dans toutes sortes de fantaisies, de folies. (…) Alors des horizons s’entrouvrent, c’est comme une voix qui crie : “Le voilà !” Vous sentez le besoin de faire à cette personne la confidence de votre vie, de lui donner tout, de lui sacrifier tout !”

Plus loin, dans le récit : “Rodolphe, avec madame Bovary, causait rêves, pressentiments, magnétisme.”

Dans une autre lettre, également à Colet, datée du 14 août 1853, Flaubert écrit :

Tout ce qu’on écrit est vrai, sois-en sûre. La poésie est une chose aussi précise que la géométrie.

Un peu plus tôt, le 25 juin 1853 :

La poésie est purement subjective (…), il n’y a pas en littérature de beaux sujets d’art (…) ; et qu’en conséquence l’on peut écrire n’importe quoi aussi bien que quoi que ce soit. L’artiste doit tout élever ; il est comme une pompe, il a en lui un grand tuyau qui descend aux entrailles des choses, dans les couches profondes. Il aspire et fait jaillir au soleil en gerbes géantes ce qui était plat sous terre et qu’on ne voyait pas.

*Oui, toujours Madame Bovary...

La poésie du mercredi (#24)

Aujourd’hui, et pour les prochaines semaines, je vous propose des poèmes de Philippe Jaccottet. Un cycle, en quelque sorte : sa poésie est très lumineuse, évidente, tout en réfléchissant sur le sens des mots, du travail d’écriture, sur la manière et la nécessité – ou non – pour le poète de décrire et d’accompagner ses lecteurs vers le deuil, vers la mort…
C’est donc une poésie assez spéciale, qui je pense a parfaitement sa place ici, peut-être même plus que certains autres auteurs !

Les poèmes proposés ici sont extraits du cycle intitulé Parler, partie du recueil À la lumière d’hiver. Je vous le conseille très vivement !
Parler comprend huit poèmes ; j’en citerai six dans les semaines à venir.

Ce premier poème ouvre le cycle, en y exposant le problème posé par l’écriture de la poésie : à quoi sert-elle, au fond ? N’est-ce pas un “ouvrage” absurde, et ridiculement minutieux comparé à la vie ?
La poésie est-elle trop intellectualisée, le papier et l’encre des simulacres de la vie, dérisoires ?, se demande Jaccottet.
On peut ici penser à Platon pour qui les poètes – et plus généralement les artistes – sont de dangereux imitateurs ne dépeignant que l’apparence extérieure des choses, et qui amènent à confondre la chose telle qu’elle est réellement, et son apparence.

Jaccottet fait le constat suivant : devant la douleur, devant la mort, toute poésie semble inutile.

Mais ce poème n’est que le premier, l’exposition du cycle Parler, et il répondra dans les textes suivants à cette question…

Trêve de bavardage, voici le texte :

1.

Parler est facile, et tracer des mots sur la page,
en règle générale, est risquer peu de chose :
un ouvrage de dentellière, calfeutré,
paisible (on a pu même demander
à la bougie une clarté plus douce, plus trompeuse),
tous les mots sont écrits de la même encre,
“fleur” et “peur” par exemple sont presque pareils,
et j’aurai beau répéter “sang” du haut en bas
de la page, elle n’en sera pas tachée,
ni moi blessé.

Aussi arrive-t-il qu’on prenne ce jeu en horreur,
qu’on ne comprenne plus ce qu’on a voulu faire
en y jouant, au lieu de se risquer dehors
et de faire meilleur usage de ses mains.

Cela,
c’est quand on ne peut plus se dérober à la douleur,
qu’elle ressemble à quelqu’un qui approche
en déchirant les brumes dont on s’enveloppe,
abattant un à un les obstacles, traversant
la distance de plus en plus faible – si près soudain
qu’on ne voit plus que son mufle plus large
que le ciel.

Parler alors semble mensonge, ou pire : lâche
insulte à la douleur, et gaspillage
du peu de temps et de forces qui nous reste.

La poésie selon Edgar Poe

J’ai trouvé, dans deux nouvelles de Poe (A Dream Within A Dream et The Fall Of The House Of Usher), de courtes définitions de la poésie.

A DREAM WITHIN A DREAM

For my own part, I have never had a thought which I could not set down in words with even more distinctness than that which I conceived it. There is, however, a class of fancies, of exquisite delicacy, which are not thoughts, and to which as yet I have found it absolutely impossible to adapt to language. These fancies arise from the soul – alas ! how rarely ! – only at epochs of most intense tranquility, when the bodily and netal health are in perfection. And at those weird points of time will the confines of the waking world blend with the world of Dreams. And so, I captured this… fancy… where all that we see, or seem, is but a dream, within a dream…

THE FALL OF THE HOUSE OF USHER

Shadows of shadows passing. It is now 1831, and as always, I am absorbed with a delicate thought. It is how poetry has indefinite sensations, to which end, music is an essential. Since the comprehension of sweet sound is our most indefinite conception, music when combined with a pleasurable idea is poetry. Music without the idea is simply music. Without music or an intriguing idea, colour becomes pallor, man becomes carcass, home becomes catacomb, and the dead are but for a moment motionless.

Et pour une adaptation musicale de ces pensées, allez écouter l’album Tales of Mystery and Imagination d’Alan Parsons Project !

Où l’on parle (un peu) de philosophie

Et donc je suis en train de lire Le Mythe de Sisyphe (Camus, 1942). Il y aborde dans un premier temps plusieurs philosophies et l’extrait d’aujourd’hui s’intéresse tout particulièrement à la phénoménologie… Ce qui m’a donné envie de m’intéresser à ce courant philosophique, puisqu’il correspond assez bien aux idées (vagues pour l’instant) que j’ai sur la question de l’art et de la beauté en général ! Voici l’extrait de Camus :

(…) Husserl et les phénoménologues restituent le monde dans sa diversité et nient le pouvoir transcendant de la raison. L’univers spirituel s’enrichit avec eux de façon incalculable. Le pétale de rose, la borne kilométrique ou la main humaine ont autant d’importance que l’amour, le désir, ou les lois de la gravitation. Penser, ce n’est plus unifier, rendre familière l’apparence sous le visage d’un grand principe. Penser, c’est réapprendre à voir, à être attentif, c’est diriger sa conscience, c’est faire de chaque idée et de chaque image, à la façon de Proust, un lieu privilégié. Paradoxalement, tout est privilégié. Ce qui justifie la pensée, c’est son extrême conscience. Pour être plus positive que chez Kierkegaard ou Chestov, la démarche husserlienne, à l’origine, nie cependant la méthode classique de la raison, déçoit l’espoir, ouvre à l’intuition et au cœur toute une prolifération de phénomènes dont la richesse a quelque chose d’inhumain. Ces chemins mènent à toutes les sciences ou à aucune. C’est dire que le moyen ici a plus d’importance que la fin. Il s’agit seulement d’une “attitude pour connaître” et non d’une consolation.

L’arsenic, la suite !

L’arsenic n’est pas une matière qu’on se procure aisément. Il se vend au prix fort, sous des porches où même le junkie le plus desséché n’oserait s’avancer. Il faut descendre des marches, pousser des portes, cogner des gueules. Séduire est nécessaire. Tuer peut aider. Mentir n’avance à rien mais reste indispensable. C’est à croire que cette substance a valeur de sentiment. Je parvins donc à m’en procurer quelques grammes. Ça ne pesait pas lourd mais quel artifice ! Deux heures plus tard je tutoyais les fourmis et chantais des cantiques en catalan. J’étais debout, mais parfaitement horizontal. Je tournais à la vitesse d’un diamant encore engoncé dans son prisme de carbone. Le temps était une maquette et la seule colle dont je disposais était la morve qui coulait de mon nez sur ma chemise d’apparat. À peine avais-je inhalé l’arsenic que le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en caméléon et d’un garçon de classe qui portait une grande oriflamme. Overdose in extremis.

Cela étant dit, qu’est-ce que l’arsenic ?

Encore Claro, et toujours Madman Bovary. 

L’arsenic selon Claro.

“Qui n’a pas entendu le chant métallique de l’arsenic, auquel se mêlent les rires enchevêtrés du cristal, sa violente distillation dans ce sac à sucs qu’est la mémoire, risque de ne point apprécier à sa juste mesure l’aria qu’ânonne une agonie digne de ce nom.

Cela étant dit, qu’est-ce que l’arsenic ?”

Claro, Madman Bovary

“C’est “l’entrée en matière” de Madame Bovary, le seul roman de Flaubert que j’ai lu et relu plus de dix fois…”

“Madame Bovary : je te connais par cœur. Tu seras ma salvatrice musique d’ascenseur, mon passeport “easy listening” pour le monde des vivants, ou des zombies, peu importe, je corserai l’eau bénite s’il le faut, mais je survivrai au passage. Lire est évident, comme le mouvement de bascule du tabouret lorsque la corde se tend.”

Madman Bovary,
Claro.

Desnos coopère avec Stendhal !

Desnos…
“Amour haut parleur, sirène à corps d’oiseau,
je vous quitte.
Je vais goûter le silence cette belle algue où dorment les requins.”

Sinon, un autre me fait penser à l’incipit du Rouge et le Noir de Stendhal – où le narrateur décrit la ville de Verrières, ville étriquée, bornée et conservatrice, dont une fabrique de clous “assourdit” le voyageur :

 “Je débarque dans une ville triste comme la vie
et monotone comme elle
on entend résonner le marteau sur les clous (…)”

Promis, un jour j’arrêterai de parler exclusivement de poètes surréalistes. Un jour.
Mais pas dans l’immédiat !