Pétrifiante

Texte hors-série aujourd’hui, inspiré de Feux de Marguerite Yourcenar. Parce que les vides sont béants dans les Métamorphoses…

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Alors – alors ? Me voici, plongée sans fin, plongée figée dans le vide… Me voici, hanches surélevées par cette parodie de lit – pieds surnageant sans qu’aucun dieu vienne me repêcher, poisson trop maigre, sans qu’aucune femme ne les agrippe si ferme pour m’immerger dans le fleuve… Mes pieds blancs qui je le crois sont seuls encore à glisser dans la lumière. Alors – me voici, et mes paumes frôlent le carrelage dont j’ignore la couleur, et ma bouche dessine son souffle contre lui, et je voudrais que s’ouvre le sol, et qu’au moins alors – alors – je puisse parler aux morts, attendu qu’eux daignent m’écouter, que leurs bouches moins vides que la mienne répètent alors ce que je leur dirais…

(Mais : le sol si dur – et nous marchons sur le toit des tombeaux.)
Ma bouche – ce qu’ils appelaient ma bouche – ai-je dit son souffle ? Si bouche elle est encore ce serait d’égout – trou rond trou noir irrigué des déchets de vos villes – flottent les noyées sur les mares croupissantes… Bouche ! Les rats sont plus curieux que vous…

 
Les morts, les morts ne m’écoutent pas. Fut un temps où ils me visitaient ; ils se pressaient dans la blancheur de mes robes, et laissaient leurs marques par dizaines – l’ignorant y verrait des crottes de mouches, moi seule – moi seule et ma maîtresse – savais les déchiffrer. Trois empreintes maculant les manches et la lumière viendrait à manquer ; un désert blanc suivi d’une langue noircie et la fièvre arriverait ; cinq constellations que les points arrimaient… Mais je m’étourdis sans but, à vous parler de votre langue. Qui m’entend ici ?

Fut un temps, donc, où je me grisais des lumières du temple et des parfums qui crépitaient – où l’on me visitait – j’étais alors assise, la tête renversée, les deux pieds sur les dalles – mes cheveux échappés parsemaient mes épaules… Lors des offices j’étais la bien-aimée, la très-respectée, à qui l’on versait de l’eau et qui graciais les condamnés…

Mais les morts, les morts ne me viennent plus. Que feraient-ils de cette bouche sèche, dure au-delà même du mot sécheresse, que feraient-ils de cette bouche froide ? Descendant, vous ne verriez que tessons couverts de moisissure – vous soulèveriez des tentures trouées par le vide – et descendant toujours, vous vous étonneriez de la rigidité des tissus comme abreuvés de gel… Vous iriez plus bas, suivant parfois ce qui vous semblera lueur et se révélera gaz enflammé. Là, si profond que vos pas gèleront, toutes les choses en miettes restent intactes – les rats même n’y courent pas ; les ruisseaux sont figés ; vous ramperez sur du verre brisé.

Je ne craignais pas les statues. On les révérait, bien sûr ; et je me penchais pour lui offrir le lait, et le vin, dans les plats consacrés. Il y avait bien, parfois, cette impression qu’il se penchait sur moi, à trois pas de l’autel – mais les bougies brûlaient, et la lumière déforme tout. J’aurais dû, peut-être, me donner à la déesse ; prévoir l’éclat de cette vie si claire…

Mais encore je suis là, et les dalles seront écorchées plus vite que ma peau, et mes cheveux rampent presque jusqu’au sol – si dur que ma voix coule et se perd sans entailler les morts –
Le lait : renversé, le lait, à mes pieds horrifiés… Et de ma robe ou du lait ou de la statue – quel était le plus clair ? Quelques cheveux noirs surnageaient dans le lait ; mon dos heurta l’autel que ma robe drapa – la statue se pencha et ses yeux étaient blancs ; ma tête alors surplombait tout son corps –
Alors – alors mes yeux encore ouverts… Une main fermant ma bouche – la deuxième en ouvrant une autre aussitôt condamnée – et ma bouche est morte… Ma bouche éteinte. Et l’eau tomba devant mes yeux – et ma peau se durcit – mes paupières se figèrent – et mes cheveux sifflèrent – la statue se brisa…

Alors – alors ? Me voici, plongée dans le vide – mon visage près du sol, ma bouche parlant aux moins morts qu’elle – vous regardant statues et vous perdant regards – me voici, plongée dans le vide – et mes cheveux dévorent vos rats…