Choses et désir(s) conditionné(s)

Dans son roman Les Choses, paru en 1965, Georges Perec développe une réflexion sur la société de consommation et le conditionnement des désirs… Une page m’a particulièrement plu :

 

Dans le monde qui était le leur, il était presque de règle de désirer toujours plus qu’on ne pouvait acquérir. Ce n’était pas eux qui l’avaient décrété ; c’était une loi de la civilisation, une donnée de fait dont la publicité en général, les magazines, l’art des étalages, le spectacle de la rue, et même, sous un certain aspect, l’ensemble des productions communément appelées culturelles, étaient les expressions les plus conformes. Ils avaient tort, dès lors, de se sentir, à certains instants, atteints dans leur dignité : ces petites mortifications – demander d’un ton peu assuré le prix de quelque chose, hésiter, tenter de marchander, lorgner les devantures sans oser entrer, avoir envie, avoir l’air mesquin – faisaient elles aussi marcher le commerce.

Ils étaient fiers d’avoir payé quelque chose moins cher, de l’avoir eu pour rien, pour presque rien. Ils étaient plus fiers encore (mais l’on paie toujours un peu trop cher le plaisir de payer trop cher) d’avoir payé très cher, le plus cher, d’un seul coup, sans discuter, presque avec ivresse, ce qui était, ce qui ne pouvait être que le plus beau, le seul beau, le parfait. Ces hontes et ces orgueils avaient la même fonction, portaient en eux les mêmes déceptions, les mêmes hargnes. Et ils comprenaient, parce que partout, tout autour d’eux, tout le leur faisait comprendre, parce qu’on le leur enfonçait dans la tête à longueur de journée, à coups de slogans, d’affiches, de néons, de vitrines illuminées, qu’ils étaient toujours un petit peu plus bas dans l’échelle, toujours un petit peu trop bas. Encore avaient-ils cette chance de n’être pas, loin de là, les plus mal lotis.

 


 

La poésie du mercredi (#53)

Ô amis du trafic & lumignon, l’occupant d’aujourd’hui a pour nom Georges Perec, quant à sa source, révélons-la : il s’agit d’un saisissant corps-mots, Beaux présents belles absentes (1994).

ADIEU À VENISE

SUIS SANS VIE À VENISE
NI EAU VIVE
NI DANSE SUAVE
NE SUIS DÉESSE INDIENNE
NI NAÏADE AU SEIN NU
N’AI ENVIE
NI DE SA VEINE ARIDE
NI DE SES VISÉES INSENSÉES
ADIEU
VENISE VIDE DE SENS
ADIEU
VENISE DEVENUE ENNUI

VIENNE UNE VIE NEUVE & SAUVÉE