Aujourd’hui, et pour les prochaines semaines, je vous propose des poèmes de Philippe Jaccottet. Un cycle, en quelque sorte : sa poésie est très lumineuse, évidente, tout en réfléchissant sur le sens des mots, du travail d’écriture, sur la manière et la nécessité – ou non – pour le poète de décrire et d’accompagner ses lecteurs vers le deuil, vers la mort…
C’est donc une poésie assez spéciale, qui je pense a parfaitement sa place ici, peut-être même plus que certains autres auteurs !
Les poèmes proposés ici sont extraits du cycle intitulé Parler, partie du recueil À la lumière d’hiver. Je vous le conseille très vivement !
Parler comprend huit poèmes ; j’en citerai six dans les semaines à venir.
Ce premier poème ouvre le cycle, en y exposant le problème posé par l’écriture de la poésie : à quoi sert-elle, au fond ? N’est-ce pas un “ouvrage” absurde, et ridiculement minutieux comparé à la vie ?
La poésie est-elle trop intellectualisée, le papier et l’encre des simulacres de la vie, dérisoires ?, se demande Jaccottet.
On peut ici penser à Platon pour qui les poètes – et plus généralement les artistes – sont de dangereux imitateurs ne dépeignant que l’apparence extérieure des choses, et qui amènent à confondre la chose telle qu’elle est réellement, et son apparence.
Jaccottet fait le constat suivant : devant la douleur, devant la mort, toute poésie semble inutile.
Mais ce poème n’est que le premier, l’exposition du cycle Parler, et il répondra dans les textes suivants à cette question…
Trêve de bavardage, voici le texte :
1.
Parler est facile, et tracer des mots sur la page,
en règle générale, est risquer peu de chose :
un ouvrage de dentellière, calfeutré,
paisible (on a pu même demander
à la bougie une clarté plus douce, plus trompeuse),
tous les mots sont écrits de la même encre,
“fleur” et “peur” par exemple sont presque pareils,
et j’aurai beau répéter “sang” du haut en bas
de la page, elle n’en sera pas tachée,
ni moi blessé.
Aussi arrive-t-il qu’on prenne ce jeu en horreur,
qu’on ne comprenne plus ce qu’on a voulu faire
en y jouant, au lieu de se risquer dehors
et de faire meilleur usage de ses mains.
Cela,
c’est quand on ne peut plus se dérober à la douleur,
qu’elle ressemble à quelqu’un qui approche
en déchirant les brumes dont on s’enveloppe,
abattant un à un les obstacles, traversant
la distance de plus en plus faible – si près soudain
qu’on ne voit plus que son mufle plus large
que le ciel.
Parler alors semble mensonge, ou pire : lâche
insulte à la douleur, et gaspillage
du peu de temps et de forces qui nous reste.