La poésie du mercredi (#85)

Je m’éveillai, c’était la maison natale.

Il pleuvait doucement dans toutes les salles,

J’allais d’une à une autre, regardant

L’eau qui étincelait sur les miroirs

Amoncelés partout, certains brisés ou même

Poussés entre des meubles et les murs.

C’était de ces reflets que, parfois, un visage

Se dégageait, riant, d’une douceur

De plus et autrement que ce qu’est le monde.

Et je touchais, hésitant, dans l’image,

Les mèches désordonnées de la déesse,

Je découvrais sous le voile de l’eau

Son front triste et distrait de petite fille.

Étonnement entre être et ne pas être,

Main qui hésite à toucher la buée,

Puis j’écoutais le rire s’éloigner

Dans les couloirs de la maison déserte.

Ici rien qu’à jamais le bien du rêve,

La main tendue qui ne traverse pas

L’eau rapide, où s’efface le souvenir.

Yves Bonnefoy, La Maison natale,

La poésie du mercredi (#84)

UNE PIERRE

Matins que nous avions

Je retirais les cendres, j’allais emplir

Le broc, je le posais sur le dallage,

Avec lui ruisselait dans toute la salle

L’odeur impénétrable de la menthe.

Ô souvenir,

Tes arbres sont en fleurs devant le ciel,

On peut croire qu’il neige,

Mais la foudre s’éloigne trop sur le chemin,

Le vent du soir répand son trop de graines.

Yves Bonnefoy – Les Planches courbes

Extérieur et poésie – Y. Bonnefoy

Je n’oublie pas que le moindre écrit est un entrelacement de cause dont un grand nombre excèdent la conscience de leur auteur. Tandis que le lecteur, qui en perçoit la pensée par ce qui paraît son dehors, a chance de ce fait même d’accéder à des points de vue autres que les siens mais eux aussi véridiques. Le regard du critique a vérité d’une autre façon que le projet de l’écrivain, du poète, il importe donc tout autant, donnant même matière à  réflexion à deux, à échange. (…)

(…) la poésie est métonymie bien plutôt que métaphore. C’est dans le surcroît de son expérience sur le sens qu’il en perçoit que celui qui se veut poète trouve les voies qu’il est nécessaire qu’il prenne. Les marges de sa pensée en sont le plus vif.

(Je souligne.)

Tiré de L’Écharpe rouge, Yves Bonnefoy, 2016, ed. Gallimard.

La poésie du mercredi (#79)

Bonjour à tous.tes !

Comme vous l’avez sans doute remarqué, ce blog est en léthargie totale depuis quelque temps, pour des raisons personnelles (notamment de motivation.) Mais on revient aujourd’hui, avec la 79e Poésie du mercredi, consacrée cette semaine à Yves Bonnefoy dont le poème “L’Oiseau des Ruines” est extrait du recueil  À Une Terre d’aube (in Du Mouvement et de l’immobilité de Douve, Poésie/Gallimard) publié en 1958. 

L’OISEAU DES RUINES

L’oiseau des ruines se sépare de la mort,

Il nidifie dans la pierre grise au soleil,

Il a franchi toute douleur , toute mémoire,

Il ne sait plus ce qu’est demain dans l’éternel. 

L’écriture selon Bonnefoy – Et Dieu dans tout ça ?

(…) ce qu’on nomme une création, à quelque niveau que ce soit, ce n’est jamais que de l’écriture, c’est-à-dire une place laissée, et peut-être la principale, aux pensées inconscientes de celui ou de celle qui écrit.

Extrait de la troisième partie de “Dieu dans Hamlet”, tiré du Digamma (2012) (in L’Heure présente, recueil regroupant plusieurs de ses écrits les plus récents, Poésie/Gallimard, 2014).

Cette phrase, cependant, n’est qu’un extrait d’un plus long passage, empreint de mysticisme. Je l’ai cité en elle-même car elle me paraissait indépendante, malgré son articulation dans une phrase plus vaste – un texte à part entière.

Voici le passage complet :

Il y aurait, quelque part hors de notre monde, un dieu insatisfait de sa création. Il l’avait entreprise avec confiance, avec aussi une idée de ce qu’on peut croire la beauté, la preuve en sont aujourd’hui encore ces montagnes d’ici, ces fleuves dans leur lumière, mais vite il s’aperçut que les êtres auxquels il donnait forme ne répondaient pas à son vœu, ce qui n’est certes que naturel puisque ce qu’on nomme une création, à quelque niveau que ce soit, ce n’est jamais que de l’écriture, c’est-à-dire une place laissée, et peut-être la principale, aux pensées inconscientes de celui ou de celle qui écrit.

Ce dieu dut s’avouer qu’il avait en soi toute une part inconnue et inconnaissable, un inconscient.

Dans le pelage du zèbre, qu’il avait aimé dessiner, avec quelque amusement, il lui fallut comprendre, avec maintenant beaucoup d’inquiétude, qu’il y avait un sens qui lui échappait, un secret dont la clef lui demeurerait introuvable. Dans le rire de cette jeune fille, une adolescente encore, traversant la rue avec un garçon, qu’affleuraient une angoisse et une espérance également incompréhensibles. Dieu sut que quelqu’un en lui, qu’il ne savait pas, troublait ses intentions, enténébrait sa pensée, déconcertait son intelligence.

Quelqu’un ? Peut-être même plusieurs vouloirs, à se disputer sa puissance. Il abandonna au vent de ce gouffre ses schèmes inachevés.

Dieu, n’est-ce pas, nous aurait faits “à Son image”… Et si la curiosité, l’inquiétude de l’esprit, n’étaient pas – comme on voudrait nous le faire croire – un signe de non-croyance ou du moins de doute, mais la marque de Dieu, de même pour notre inconscient ?