Poésie dissimulée, fumet non comestible : un univers entre des barbelés (ou : Ce qu’a fait le siècle des illusions)

Auschwitz, Oswiecim : des noms de lieux. Bien trop de lieux. On pourrait dire aussi : de non-lieux. Et la poésie ? La poésie ? Les briques, les cheminées, les trains, les ordres, la poésie, la rampe, les chiens, les dents, le froid, la poésie, les flammes.

S’il y avait eu la poésie, nous l’aurions su, dit Avram.

Puis, se ravisant : je dis n’importe quoi.

Oui, la poésie, conclut Eizik. La poésie comme un plafond déguisé en ciel.

C’est toi qui dis n’importe quoi, maintenant. (…)

Et si la poésie avait été comestible ? Autant imaginer qu’elle aurait été, alors, également, inflammable, dégradable, fragile. Ne l’est-elle pas toujours ? Pas par décision. Non, mais s’accrocher, ramper, résister, la poésie le peut, elle aussi.

C’est possible mais comment le prouver ? Et surtout qui le voudrait ?

Oh, la poésie nous restait sur l’estomac, comme une pierre. Et là-bas, à Auschwitz, certains en avalaient.

C’est pour dire, se tait Avram.

Extrait de CosmoZ, Claro, paru en 2010 chez Actes Sud.  597 pages de tornades, de métamorphoses, de corps, d’explosions (métalliques & Cie), d’errances, de rêves, d’éclats : condensé de poésie in extremis

Un long aveu de funérailles

La porcelaine dansante reluisait
Coquettement apprêtée légèrement intimidée
C’était sa première sortie hors du placard
L’anse tremblante et le pas incertain.

La théière sa marraine
Lui versa gravement du lait
Au creux des reins comme liqueur nacrée
Et la remplit avec soin jusqu’au gavage

La petite tasse retint son souffle
S’avançant lentement entre les haies d’honneur
Que faisaient les austères sucriers
Et les bolées de cidre en grès

Mais arrivée au centre de la table
Elle fut soudain saisie d’un doute
Et dans son arrêt brusque se renversèrent
Deux gouttes de sang de la masse nacrée

Elle reprit perplexe son chemin
Le pas raide la porcelaine vitreuse
Ne sentant tourner au fond de son socle
Qu’une masse figée vaguement nauséeuse

Prise d’un vertige elle s’arrêta
Au bord de la table de bois
La théière sa marraine et les arides bolées
Depuis longtemps déjà s’évanouissaient

Il ne restait que la tasse dans le vent
Qui mugissait immobile autour d’elle
Elle se plia et s’arrondit
Pour faire couler le sang figé

Le lait tourné au sang s’était assombri
D’un noir profond il maculait la tasse
Qui frissonna en voyant visqueuse
L’encre qui la remplissait jusqu’aux tréfonds

Elle hésita à s’élancer – souvenirs encore trop frais
Puis renonça fossilisée par le vent glacé
Dans lequel tourbillonnaient des plumes d’acier
Qui de temps à autres dans l’encrier plongeaient.