Consommation et élitisme littéraires

La littérature narrative tend chaque fois davantage, de nos jours, en raison de la spécialisation entraînée par le développement industriel et l’établissement de la société moderne, à se diversifier en deux branches inquiétantes : une littérature de consommation, exécutée par des professionnels d’une plus ou moins grande habileté technique, qui se limitenr limitent à reproduire en série et selon des procédés mécaniques, des œuvres qui répètent le passé (thématique et formel) avec un léger maquillage moderne, et qui, par conséquent, prônent le conformisme le plus abject devant l’ordre établi (…) et une littérature des catacombes, expérimentale et ésotérique, qui a renoncé à l’avance à disputer à l’autre l’audience d’un public et maintient un niveau d’exigence artistique, d’aventure et de nouveauté formelle, au prix (et dirait-on la manie) de l’isolement et de la solitude.

D’un côté, au moyen des mécanismes broyeurs de l’offre et de la demande de la société industrielle ou des flatteries et chantages de l’État-patron, la littérature est changée en une occupation inoffensive, en un instrument de diversion bénin, (privée de ce qui fut toujours sa vertu la plus importante, le questionnement critique de la réalité grâce à des représentations qui, en prenant de cette réalité tous ses atomes, signifiaient à la fois sa révélation et sa négation), et l’écrivain en un producteur domestiqué et prévisible, qui propage et entretient les mythes officiels, parfaitement soumis aux intérêts régnants : le succès, l’argent, ou les miettes de pouvoir et de confort que l’État dispense aux intellectuels dociles. D’un autre côté, la littérature est devenue un savoir spécialisé, sectaire et vague, un mausolée super-exclusif de saints et de héros de la parole, qui ont cédé superbement aux écrivains-eunuques l’affrontement avec le public, le mandat impératif de la communication, et qui se sont enterrés vivants pour sauver la littérature de la ruine : ils écrivent entre eux ou pour eux, ils disent qu’ils sont attachés à la rigoureuse tâche de la recherche verbale, à l’invention de formes nouvelles, mais, dans la pratique, ils multiplient chaque jour les clés et les serrures de cette enceinte où ils ont enfermé la littérature, parce que, au fond, ils nourrissent la terrible conviction que ce n’est qu’ainsi, loin de la confusion et de la promiscuité où règnent, tout-puissants, les moyens de communication de masse, la publicité et les produits pseudo-artistiques de l’industrie de l’édition qui alimente le grand public, que peut fleurir de nos jours, comme une orchidée de serre, clandestine, exquise, préservée de l’encanaillement par des codes hermétiques, accessible seulement à certains vaillants confrères, une authentique littérature de création.

Mario Vargas Llosa, L’Orgie perpétuelle, p. 228.