J’ai fini il y a quelques jours Virgin Suicides, le roman de Jeffrey Eugenides qu’a repris Sofia Coppola dans son film éponyme. Je suis sortie de cette lecture pleine d’interrogations, et après avoir tenté de mener une réflexion dessus, je vous en propose le résultat aujourd’hui ! Attention, spoilers pour le roman (évidemment), et tw : on parle beaucoup de suicide.
Donc, Virgin Suicides. L’analyse se fonde sur la traduction française de Marc Cholodenko. Je suis sortie de cette lecture en me disant qu’il y avait quelque chose de familier dans ce roman, mais quoi ? Et une piste s’est ouverte : Virgin Suicides est-il une tragédie ?
Étrangement, en effet, on y entend de nombreux échos d’Antigone réécrite par Anouilh : la jeunesse des filles d’abord, leur manque d’espoir couplé à un mutisme obstiné, rappellent la pièce d’Anouilh.
« Comme mon père, oui ! Nous sommes de ceux qui posent les questions jusqu’au bout. Jusqu’à ce qu’il ne reste vraiment plus la petite chance d’espoir vivante, la plus petite chance d’espoir à étrangler. Nous sommes de ceux qui lui sautent dessus quand ils le rencontrent, votre espoir, votre cher espoir, votre sale espoir ! » s’écrie Antigone : on imagine bien l’une des filles dire cela avec elle. Mais plus convaincant, c’est une des interventions du chœur qui y fait le plus penser : « Dans la tragédie on est tranquille. D’abord, on est entre soi. On est tous innocents en somme ! Ce n’est pas parce qu’il y en a un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution. Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir (…) Dans le drame, on se débat parce qu’on espère en sortir. C’est ignoble, c’est utilitaire. Là, c’est gratuit. C’est pour les rois. Et il n’y a rien de plus à tenter, enfin ! ». Il me semble que cette tirade s’applique étrangement au roman d’Eugenides. Tout d’abord, l’action est concentrée en un seul lieu, le quartier où vivent la famille Lisbon ainsi que les garçons qui racontent leur histoire ; « c’est pour les rois », effectivement, dans une optique purement matérialiste tout d’abord. Le quartier est compris comme un royaume, avec son identité propre – et paradoxale, car les garçons se rendent compte en grandissant de son caractère interchangeable – c’est un quartier chic où vivent des banquiers, des avocats et des dentistes, et où ont lieu de nombreux bals de débutantes, qui subira un déclin économique marqué après la mort des filles Lisbon – les mouches des poissons qui hantent les derniers plans du film ainsi que les pages du roman font d’ailleurs penser à la peste s’abattant sur Thèbes. Une tragédie, donc, débarrassée du « sale espoir » : l’étrange comportement des garçons nous confirme dans cette hypothèse. Il y a en effet peu d’effort, d’espoir de leur côté : à part la volonté de communiquer (et encore : qui reste uniquement musicale, c’est-à-dire dans une certaine extériorité artistique, dans une démarche contemplative), les garçons restent en retrait, observateurs plus qu’acteurs. Le seul moment d’action, typique du « drame » dont parle Anouilh (opération nocturnes, rêveries sur « l’enlèvement », fantasme des draps noués à une fenêtre ou des cailloux jetés contre la vitre) coïncide avec le moment de plus pure tragédie (le suicide) et c’est du choc de ces deux actes contradictoires que naît le profond sentiment de malaise qui envahit le lecteur dans les derniers chapitres. On sait d’ailleurs que l’enlèvement ne réussira pas, d’une manière ou d’une autre, puisque les filles sont destinées à la mort ; on le sait dès la première pages, dès le titre, exactement comme dans une tragédie ; mais on ne peut s’empêcher de se demander, avec Lux, « ce qui [leur] a pris si longtemps ». En effet, l’apathie fascinée des garçons fait tiquer : ils ont vu la dégradation des conditions de vie des filles, qui n’ont même plus d’aliments frais à manger à la fin et vivent dans une maison qui tombe littéralement en ruines ; ils ont consigné dans leurs chroniques que lorsqu’elles voyaient la psychologue scolaire, elles avaient l’air d’aller mieux, et qu’elles sont déscolarisées, ne faisant rien de leurs journées : pourquoi n’ont-ils pas tenté de les aider ? puisqu’ils avaient accès au téléphone, pourquoi n’ont-ils pas trouvé dans l’annuaire (comme ils l’ont fait du numéro des Lisbon et de toutes les personnes extérieures contactées) un numéro d’assistante sociale, de brigade d’aide aux mineurs, n’importe quoi qui aurait permis aux filles d’échapper à cet enfer ? Mettons que les garçons (comme il est suggéré) sont peu adaptés à la vie sociale extérieure, sont perdus dans leurs fantasmes adolescents : pourquoi alors leurs parents n’ont-ils rien fait non plus ? Il est peu vraisemblable que des adultes bien adaptés au cadre social de cette ville de banlieue (les exemples ne manquent pas dans le roman) ne se soient pas préoccupés du sort des filles Lisbon. Peu vraisemblable, donc, dans une perspective de réalisme, de fait-divers ; mais (et le dédain que montre le narrateur face aux tentatives de faire du suicide des sœurs Lisbon un « fait de société » le montre bien) nous ne sommes pas là dans cette perspective : le groupe des garçons semble adopter une position qui est celle du chœur dans la tragédie antique. Il relate les faits, intervient de temps en temps pour pousser une exclamation de douleur ou de désespoir, il est littéralement le medium entre l’action et le lecteur/spectateur, puisque c’est son récit qui en permet l’accès ; mais malgré son omniprésence, le groupe des garçons n’a pas d’influence sur les décisions des filles. C’est là un des nœuds du problème car, comme l’écrit dans les dernières lignes le narrateur : « nous les avions aimées, et (…) elles ne nous avaient pas entendus les appeler, (…) elles ne nous entendent toujours pas. ». D’ailleurs l’opposition entre les « crânes dégarnis » et les « ventres mous » des garçons ayant vieilli et l’éternelle jeunesse dans la mort des filles n’est pas sans rappeler le dialogue entre Antigone et Créon dans la réécriture d’Anouilh.
Deuxièmement, si le groupe des garçons incarne le rôle du chœur, peut-on dire que les filles sont des héroïnes tragiques ?
Il est intéressant de remarquer tout d’abord que les filles ne sont jamais vraiment individualisées. Le narrateur ne mentionne presque toujours que « les filles Lisbon » et ces dernières sont traitées à la fois comme des personnes humaines (l’insistance sur leurs corps, leurs possessions personnelles) et comme des être venus d’une espèce d’au-delà. Le narrateur se heurte à chaque instant à leur aspect impénétrable, et bien qu’elles soient identifiées à plusieurs reprises à des « prophètes », leurs lignes de dialogue sont quasiment insignifiantes : à part Cecilia qui dit, après sa tentative de suicide, au psychiatre : « on voit bien, docteur, que vous n’avez jamais été une fille de treize ans », les paroles des filles se font rares, souvent banales (telle Lux écrivant dans la marge d’un livre de cours qu’elle veut « se barrer d’ici », de « cette école de merde ».) Les filles Lisbon sont impénétrables, à la fois créatures banales, humaines, presque animales, et surhumaines ; cette opacité qui est la leur – tout l’objet du roman est de s’interroger sur les motivations obscures de leur acte – fait penser aux héros tragiques. Elles semblent faites d’un seul bloc (faisant bande à part à l’école…) et être coulées dans une même matière, opaque mais intègre : elles agissent avec cette « suprême indifférence » qui selon Genet dans Journal du voleur qualifie le héros tragique ; les filles Lisbon, en effet, semblent « ne [pas connaître] le sérieux d’un thème tragique » et, au contraire, « [connaître] nativement l’indifférence ». Et c’est justement sur cette indifférence qu’achoppent les garçons, qui ne la comprennent pas. La piste de la tragédie ou tout du moins d’un rapport avec l’Antiquité gréco-latine est d’ailleurs confirmée par une remarque du narrateur qui écrit que Cecilia « s’était ouvert les veines dans son bain comme un stoïcien », ou encore que les filles « étaient comme Énée, qui (…) était allé aux Enfers, avait vu les morts, et était revenu, pleurant intérieurement. ». Il est en tout cas certain que la fascination des garçons (qui crée, par mimétisme, la fascination du lecteur) assure, en plus de cette mort opaque, la gloire à ses héroïnes : « Le héros n’est héros que par cette mort, elle est la condition si amèrement recherchée par les être sans gloire, elle est, enfin (cette mort et l’accumulation des apparents malheurs qui y conduisent) le couronnement d’une vie prédisposée, mais surtout le regard de notre propre image dans un miroir idéal qui nous montre resplendissant éternellement (jusqu’à l’usure de cette lumière qui portera notre nom). » écrit Genet, toujours dans Journal du voleur.
Une autre ambiguïté du texte est le statut du narrateur. Qui est-il, qui sont ces garçons qui eux aussi se fondent dans un groupe dont seuls quelques noms émergent de ci, de là ? Il n’y a pas de Je, le narrateur employant uniquement le Nous, et la question du statut du texte se pose : Virgin Suicides a-t-il un caractère textuel pour le narrateur ? Autrement dit, le narrateur conçoit-il le discours qu’il forme en tant que texte, témoignant par là d’un travail d’écriture, ou bien le considère-t-il comme un discours oral ? Là encore, et c’est ce qui fait une des forces du roman, plusieurs éléments se contredisent. Ainsi on sait que les garçons ont rassemblé une bonne cinquantaine (au moins) d’éléments matériels (objets, photos, rapports…) touchant de près ou de loin au « cas » des filles Lisbon, qu’ils appellent des « pièces à conviction », ce qui suggère un travail d’investigation suivant des méthodes inspirées de la police (donc, à l’écrit, à des dossiers confidentiels) ; mais celles-ci sont conservées dans la cabane qu’ils ont construite enfants, et partagées entre les garçons à leur maturité, ce qui semble indiquer au contraire des longues discussions entre enfants qui imitent les feuilletons vus à télé, et donc se rapporter plus à l’oralité telle que les enfants la comprennent. Mais tous ces garçons semblent être étrangement d’accord : le lecteur n’est jamais témoin d’aucune dissension entre les membres du groupe. Les nombreux discours et paroles rapportés semblent inscrire le texte dans une sorte de reportage d’investigation, encore une fois, mais cette impression est très vite annulée par certaines envolées lyriques ou des aspects plus poétiques de cette voix étrange qu’est le Nous des garçons. Encore une fois, ces éléments semblent pointer vers une lecture du Nous en tant qu’adaptation du chœur antique, à mi-chemin entre l’oral et l’écrit ; les choix de traduction semblent également tendre dans cette direction. En effet, un problème se pose à ce niveau : alors que le We et l’emploi du preterit sont monnaie courante en anglais, et utilisés à l’oral, une traduction penchant dans la direction de l’hypothèse de l’oralité aurait privilégié le On ainsi que le passé composé en français (marques d’oralité), contrairement au Nous accompagné du passé simple qu’a choisi Marc Cholodenko. Une phrase telle que « nous les appelâmes au téléphone », qui en anglais était probablement « we called them on the phone », au lieu de « on les a appelées au téléphone », semble indiquer que les garçons utilisent un style écrit, que, enfin, le texte a conscience de sa valeur de texte.
Dès lors se pose la question de l’écriture : à combien de mains ce texte a-t-il été écrit, dans ce cadre fictionnel précis ?
Nous nous trouvons devant un paradoxe, ou plutôt plusieurs : le récit existe, sa constitution en roman, malgré une structure complexe et des interventions à caractère poétique, semble indiquer une forme de métatextualité qui n’est, elle, présente nulle part ; on sait tout des fantasmes des garçons, mais rien de leur identité ; il y a un Nous, un Elles, mais pas de Je ; les personnages sont à la fois humains, pris dans un monde concret, dans le temps et l’espace, mais également inhumains : la religion est omniprésente, de l’image de la Vierge que tenait Cecilia à sa première tentative à l’autel que les filles entretiennent comme des Vestales, mais l’Église est absente et le prêtre ne parvient pas à faire parler les filles lorsqu’il leur rend visite…
Virgin Suicides est un roman essentiellement obscur, car c’est une contradiction permanente, chaque élément « donné » (l’enquête des journalistes et des garçons, par exemple) étant aussitôt nuancé, voire contredit par le narrateur ; narrateur occupant la place d’honneur mais dans l’obscurité, encore une fois.
Ce qui nous amène à une autre question, celle du suicide en lui-même. J’ai vu l’adaptation de Sofia Coppola en 2013 et à cette époque, je fréquentais régulièrement le site Dans Ton Chat, qui rassemble des « brèves de comptoir » de geeks divers et variés. Et j’étais tombée sur cette boutade, qui, six ans plus tard, ne cesse de me plonger dans des abîmes de perplexité, comme on dit. La voici :
Je sentais confusément qu’au-delà de l’apparente absurdité de cette remarque, son auteure avait, quelque part, raison. Mais pourquoi ? Maintenant que j’ai lu le roman, une réponse me paraît envisageable : parce que c’est la matière du roman. Virgin Suicides est un roman du paradoxe, comme nous l’avons vu plus haut ; or le suicide est essentiellement incompréhensible, et sa parole essentiellement vide. (C’est ce à quoi je me suis heurtée dans mes poèmes en prose.) On peut décrire à l’infini les possibles motivations d’une personne suicidée, comme font les garçons et les journalistes ; on peut énumérer les actions qui mènent à la mort, dans leurs moindres détails ; mais quelque chose nous échappe toujours. Peut-être parce que nous ne savons pas ce qu’est la mort ? Le suicide semble échapper au discours. Il dépasse les actions et les motivations qui y arrivent. Il était nécessaire que les filles Lisbon se suicident, comme il est nécessaire que meure un héros tragique ; l’acte, et le personnage entouré de cette aura mystérieuse, reste opaque. La force de ce roman serait alors dans l’alliance de la parfaite nécessité (par le discours) du suicide des personnages, et de la parfaite gratuité de leur acte (les filles ne parlent pas). Ce roman n’est qu’extériorité, jeux de regards ; en cela, encore une fois, très proche du théâtre et de la tragédie. On ne meurt pas sur scène : Cecilia s’empalant sur les grilles du jardin est entendue par le narrateur, non pas vue ; les autres filles sont trouvées déjà mortes par les garçons, sauf Mary, qui mourra quelques jours plus tard, là encore hors de la vue de quiconque. Tout n’est qu’extérieur, donc, et interprétation de ces éléments vus ; et il n’est sans doute pas innocent que les filles soient l’objet regardé tandis que les garçons soient les sujets regardants.
Enfin, je me suis posé une dernière question : les filles Lisbon sont-elles l’objet, ou bien le sujet, du roman ? Sujet, au sens de canevas, elles le sont, bien sûr, puisque tout le but de la narration est de tenter de reconstituer une image d’elles. Mais elles ne sont pas réellement traitées comme des sujets par les garçons ; hypnotisés par cette image, ils ne se rendent compte que très tard qu’elles ont chacune une personnalité distincte, qu’ils ne connaissaient pas : mais leur suicide inexpliqué (et inexplicable : malgré les assurances répétées des garçons que leur but est de comprendre leurs motivations, je pense qu’à un niveau plus général, il s’agit d’écrire le suicide, non de l’expliquer), les ramène dans la mouvance et l’autonomie du sujet en tant qu’individu doué d’une conscience et d’un libre-arbitre. C’est de cette oscillation entre objet et sujet, comme de toutes les autres oscillations explicitées plus haut, que naît l’étrangeté du texte, et son opacité fondamentale.
Donc si vous cherchez une tragédie contemporaine et paradoxale, vous savez où chercher !