Barthes & Proust pour les universitaires, Roland & Marcel pour le conférencier

Dante (encore un début célèbre, encore une référence écrasante) commence son œuvre ainsi : « Nel mezzo del camin di nostra vita… » En 1300, Dante avait trente-cinq ans (il devait mourir vingt et un ans plus tard). J’en ai bien plus, et ce qui me reste à vivre ne sera plus jamais la moitié de ce que j’aurai vécu. Car le « milieu de notre vie » n’est évidemment pas un point arithmétique : comment, au moment où je parle, connaîtrais-je la durée totale de mon existence, au point de pouvoir la diviser en deux parties égales ? C’est un point sémantique, l’instant, peut-être tardif, où survient dans ma vie l’appel d’un nouveau sens, le désir d’une mutation : changer la vie, rompre et inaugurer, me soumettre à une initiation, tel Dante s’enfonçant dans la selva oscura, sous la conduite d’un grand initiateur, Virgile (et pour moi, du moins le temps de cette conférence, l’initiateur, c’est Proust). L’âge, faut-il le rappeler – mais il faut le rappeler, tant chacun vit avec indifférence l’âge de l’autre –, l’âge n’est que très partiellement un donné chronologique, un chapelet d’années ; il y a des classes, des cases d’âge : nous parcourons la vie d’écluse en écluse; à certains points du parcours, il y a des seuils, des dénivellations, des secousses; l’âge n’est pas progressif, il est mutatif : regarder son âge, si cet âge est un certain âge, n’est donc pas une coquetterie qui doive entraîner des protestations bienveillantes ; c’est plutôt une tâche active : quelles sont les forces réelles que mon âge implique et veut mobiliser ? Telle est la question, surgie récemment, qui, me semble-t-il, a fait du moment présent le « milieu du chemin de ma vie ».

Pourquoi aujourd’hui ?

Il arrive un temps (c’est là un problème de conscience) où « les jours sont comptés » : commence un compte à rebours flou et cependant irréversible. On se savait mortel (tout le monde vous l’a dit, dès que vous avez eu des oreilles pour entendre) ; tout d’un coup on se sent mortel (ce n’est pas un sentiment naturel ; le naturel, c’est de se croire immortel ; d’où tant d’accidents par imprudence). Cette évidence, dès lors qu’elle est vécue, amène un bouleversement du paysage : il me faut, impérieusement, loger mon travail dans une case aux contours incertains, mais dont je sais (conscience nouvelle) qu’ils sont finis : la dernière case. Ou plutôt, parce que la case est dessinée, parce qu’il n’y a plus de « hors case », le travail que je vais y loger prend une sorte de solennité. Comme Proust malade, menacé par la mort (ou le croyant), nous retrouvons le mot de saint Jean cité, approximativement, dans le Contre Sainte-Beuve : « Travaillez pendant que vous avez encore la lumière. »

Et puis il arrive aussi un temps (le même), où ce qu’on a fait, travaillé, écrit, apparaît comme voué à la répétition : quoi, toujours jusqu’à ma mort, je vais écrire des articles, faire des cours, des conférences, sur des « sujets », qui seuls varieront, si peu ! (C’est le « sur » qui me gêne.) Ce sentiment est cruel ; car il me renvoie à la forclusion de tout Nouveau, ou encore de l’Aventure (ce qui m’« advient ») ; je vois mon avenir, jusqu’à la mort, comme un « train » : quand j’aurai fini ce texte, cette conférence, je n’aurai rien d’autre à faire qu’à en recommencer un autre, une autre ? Non, Sisyphe n’est pas heureux : il est aliéné non à l’effort de son travail ni même à sa vanité, mais à sa répétition.

Enfin un événement (et non plus seulement une conscience) peut survenir, qui va marquer, inciser, articuler cet ensablement progressif du travail, et déterminer cette mutation, ce renversement de paysage, que j’ai appelé le « milieu de la vie ». Rancé, cavalier frondeur, dandy mondain, revient de voyage et découvre le corps de sa maîtresse, décapitée par un accident : il se retire et fonde la Trappe. Pour Proust, le « chemin de la vie » fut certainement la mort de sa mère (1905), même si la mutation d’existence, l’inauguration de l’œuvre nouvelle n’eut lieu que quelques années plus tard. Un deuil cruel, un deuil unique et comme irréductible, peut constituer pour moi cette « cime du particulier », dont parlait Proust ; quoique tardif, ce deuil sera pour moi le milieu de ma vie ; car le « milieu de la vie » n’est peut-être jamais rien d’autre que ce moment où l’on découvre que la mort est réelle, et non plus seulement redoutable.

Ainsi cheminant, il se produit tout d’un coup cette évidence : d’une part, je n’ai plus le temps d’essayer plusieurs vies : il faut que je choisisse ma dernière vie, ma vie nouvelle, « Vita Nova », disait Michelet en épousant à cinquante et un ans une jeune fille qui en avait vingt, et en s’apprêtant à écrire des livres nouveaux d’histoire naturelle ; et, d’autre part, je dois sortir de cet état ténébreux (la théologie médiévale parlait d’acédie) où me conduisent l’usure des travaux répétés et le deuil. Or, pour celui qui écrit, qui a choisi d’écrire, il ne peut y avoir de « vie nouvelle », me semble-t-il, que la découverte d’une nouvelle pratique d’écriture. Changer de doctrine, de théorie, de philosophie, de méthode, de croyance, bien que cela paraisse spectaculaire, est en fait très banal : on le fait comme on respire ; on investit, on désinvestit, on réinvestit : les conversions intellectuelles sont la pulsion même de l’intelligence, dès lors qu’elle est attentive aux surprises du monde ; mais la recherche, la découverte, la pratique d’une forme nouvelle, cela, je pense, est à la mesure de cette Vita Nova, dont j’ai dit les déterminations.

Roland Barthes, extraits de Longtemps je me suis couché de bonne heure, conférence au Collège de France donnée en 1982

(On passera sur les implications d’un mariage entre un quinquagénaire en pleine crise de mortalité et une jeune fille pouvant être sa fille, pour cette dernière, en ce qui concerne la “fin de la vie”…)

Why I stopped writing in French – in theory

(This article is a response to this poem).

Several people asked me why I started writing in English instead of in French which is, after all, my first language. This is of course a legitimate question, and I spent some time pondering over it. After all, why did I give up on French poetry?

First of all, I’d say it’s for a practical reason. I spend most of my time on the internet, which is vastly redacted in English, to the point I mostly think in English. I actually learned this language from the internet. I found that my poems (that I post on my tumblr account too) gained more traction and that more people engaged with them when they were written in English. I started translating my prose poetry to English (and it surprisingly worked better than in French, which is one of the reasons I chose it. My style flows more naturally in this language).

But, more than one single reason, I’d say it’s a body of circonstances that made me choose English.

English feels both closer and more distant than French. I’m far from being bilingual, of course, and I’m not even studying English, but its way of using prepositions, its conciseness, its sonorities, make it feel more flowing and, weirdly enough, more real than French, which feels flat in comparison. Besides, while I’m relatively well-read regarding French poetry, which is interesting but can sometimes choke the aspiring poet (such heavy, prestigious past and tradition), I know practically nothing about English poetry. I feel less pressure in English. Less pressure to be original, groundbreaking, revolutioning the art of language.

Another reason is that English is (sort of) the language of the LGBT community. I wrote Melted wax, still cold – still wax (that you can read here) for young lesbians, not only French-speaking ones. I want to speak for my community, who is scattered all over the planet and has to learn English to be able to access to most online resources and to create relationships, platonic or not. My friends and I use mostly English when we’re texting, for example.

As for my historic in writing English poetry – I first started to write one or two poems back in my last year of highschool (they were terrible) because the prospect of writing – the most demanding way of writing: using the very fabric of language, poetry – in a language I barely spoke appeared terribly demanding and enthralling. I wrote several poems (mostly short ones) in the last few years, but nothing big. Then, in September of 2018, I started working on Melted wax and wrote almost exclusively in English. I consciously decided not to write in French anymore this year, probably in March or April of 2019.

To conclude, let me tell you a short anecdote. When I was 15, I spent three months in Germany, and I completely forgot French after about a month of being there. I woke up one day and just couldn’t think anymore. I barely understood German, and had forgotten about any other language. So I was stuck, language-deprived, which meant I had no stable identity anymore, no sense of time or space, without any links to my past, my friends and relatives, in a deserted world. And I think that, without really knowing it, I started holding a grudge against French which had abandoned me. I feel like we do not understand language, especially not our mother tongue. It’s like a current that crosses us; we can try to make something out of it, but ultimately, we’re at the river’s mercy. We don’t control anything. Knowing – knowing intimately – one’s language only makes us blind, in a way. We can’t even fathom what it’s like to lose one’s language. But it can happen; and I don’t think I could forget English as easily as I forgot French. English is more like a swimming pool I’m still building, if that makes sense. Not to mention that its words feel fresh, new, contrary to French ones.

So, yeah. Right now, I’m exploring the frontiers of French and English, but that’s all I can tell about it (a new project I’m only starting).

 

Proposition de concept de théorie littéraire : l’assimulation

Il y a quelque temps, j’ai fait une faute de frappe en rédigeant une présentation de théorie littéraire sur un roman que les lecteurs les plus anciens de ce blog connaissent bien : Madman Bovary, de Claro. (Plus particulièrement sur cet extrait). En voulant écrire “assimilation”, j’ai écrit “assimulation”. J’ai corrigé, avant de m’interroger sur ce mot étrange : on sait que les lapsus sont parfois révélateurs. Alors, l’assimulation, qu’est-ce que c’est ?

En quelques mots : j’appelle “assimulation” l’image que l’on se fait d’un texte qu’on a lu plus d’une fois. Les différentes strates de lecture s’agglutinent ; chaque lecture est à la fois réactivation de souvenirs, et découverte (détails, symboles, schémas…). Mais, lorsque l’on mobilise ces souvenirs de lecture, on les assimile les uns avec les autres : il est très difficile, et assez rare, pour ne pas dire impossible, de pouvoir distinguer la deuxième lecture de la seizième. J’excepte la première lecture, qui est généralement plus frappante que les autres : en effet, elle sort du cadre de ce concept, qui porte non pas sur la lecture mais sur la relecture. Toutes ces strates de lecture assimilées simulent une totalité, celle du livre, du texte. Cependant, il s’agit déjà d’une reconstruction : l’esprit assemble toutes ces impressions fugaces de lecture, ces souvenirs parfois parcellaires, et crée un “texte idéal”, c’est-à-dire l’idée qu’on se fait d’un texte “total” tel qu’il existe réellement.

Bien sûr, le livre – l’objet-livre – existe réellement ; sa matérialité est une donnée objective. Mais la lecture telle qu’elle se forme dans notre esprit ne sera jamais totale ; de là l’idée que chacun aura en tête un texte différent de celui d’un autre lecteur, qui aura pourtant lu le “même” texte. On assimile les différentes lectures, pêle-mêle avec : les phrases qu’on a lues sans s’en rendre compte parce qu’on rêvait à ce qu’on va manger à midi ; les interruptions ; la perception de son environnement (cf. Proust, Journées de lectures, ouvrage dans lequel l’auteur soutient qu’on se souvient mieux des circonstances des lectures enfantines que du contenu du livre en lui-même, hypothèse qui me paraît plus que fondée)… Tous ces éléments forment des vides dans l’image mentale du texte, y compris ceux qui redoublent une impression déjà ressentie, c’est-à-dire qu’en relisant un texte, on se souvient des images que cette même phrase avait suscitées en nous, sans forcément prêter attention à la phrase elle-même (à sa formation syntaxique, par exemple). De là l’idée que cette image d’un texte unique est une création a posteriori de notre esprit : on simule un texte total, que l’on pourrait faire tourner dans ses mains en l’examinant de l’extérieur, pour paraphraser Woolf (à propos de la vie, dans Les Vagues).

Donc : la relecture d’un texte est une assimulation de celui-ci.

S’immiscer hors de la lecture

Un écrivain lit ce que d’autres ont écrit, écrit (dans un mouvement dynamique de frottement avec) ce que les autres n’ont pas écrit (dans un arrachement à la lecture), et lit ce qu’il écrit à la fois comme auteur, à la fois comme lecteur. Le lecteur idéal est un écrivain et les écrivains réputés difficiles rendent hommage à leurs lecteurs en les considérant tous comme des écrivains (réels ou potentiels) à condition toutefois qu’ils aient le goût de l’aventure.

Monique Wittig, Le Chantier littéraire

Monique Wittig, littérature guérillère

Toute oeuvre de forme nouvelle fonctionne comme une machine de guerre. Son sens est de démolir les formes vieillies et les règles et conventions. Tout travail littéraire important est au moment de sa production comme un Cheval de Troie, toujours il s’effectue en territoire hostile dans lequel il apparaît étrange, inassimilable, non conforme. Puis sa force (sa polysémie) et la beauté de ses formes l’emportent. La cité fait place à la machine dans ses murs. Il faut qu’elle soit adoptée pour accomplir son travail de minage et de sapage des conventions littéraires et sociales et les dévoiler comme périmées, incapables d’opérer des transformations.

Monique Wittig, Le Chantier littéraire 

Why I stopped writing in French – I. in practice

English is such an adaptable language. It lets you pick whatever bits you want, and build whatever house you want with it; it lets you refine it or shred it to pieces – its flexibility seems infinite. English doesn’t know any breaking point. It smiles, a smile full of warmth and casually yellow teeth, and greets you. Make yourself at home, it says. You can borrow what you want. Make yourself a home, English says.

French, on the other side, is nothing but an evanescence – but one with muscles, and hard-working, well-trained ones. French dances, so far away from you – and you can’t reach her – and you know you’re never going to ever ne serait-ce que come closer to her. She knows nothing but distance. She dances, and works the light she twirls around, and she’s made of stiff muscles and discipline; but sometimes – very rarely, only when there is a crack of light between her shoulders, or her thighs – sometimes you can see it: the space in which you would love to nestle; and she does or doesn’t stare at you – she doesn’t do this for you, she has known so many of you already.

French is inaccessible. It doesn’t matter if you’ve trained just like her to try and forecast her moves – she dances like a dim light out of reach, on the very frontier of your tongue – and all you can do is wait for her next moment de grâce.

Virgin Suicides, de Jeffrey Eugenides : regards, vide et paradoxes

J’ai fini il y a quelques jours Virgin Suicides, le roman de Jeffrey Eugenides qu’a repris Sofia Coppola dans son film éponyme. Je suis sortie de cette lecture pleine d’interrogations, et après avoir tenté de mener une réflexion dessus, je vous en propose le résultat aujourd’hui ! Attention, spoilers pour le roman (évidemment), et tw : on parle beaucoup de suicide.

Donc, Virgin Suicides. L’analyse se fonde sur la traduction française de Marc Cholodenko. Je suis sortie de cette lecture en me disant qu’il y avait quelque chose de familier dans ce roman, mais quoi ? Et une piste s’est ouverte : Virgin Suicides est-il une tragédie ?
Étrangement, en effet, on y entend de nombreux échos d’Antigone réécrite par Anouilh : la jeunesse des filles d’abord, leur manque d’espoir couplé à un mutisme obstiné, rappellent la pièce d’Anouilh.

« Comme mon père, oui ! Nous sommes de ceux qui posent les questions jusqu’au bout. Jusqu’à ce qu’il ne reste vraiment plus la petite chance d’espoir vivante, la plus petite chance d’espoir à étrangler. Nous sommes de ceux qui lui sautent dessus quand ils le rencontrent, votre espoir, votre cher espoir, votre sale espoir ! » s’écrie Antigone : on imagine bien l’une des filles dire cela avec elle. Mais plus convaincant, c’est une des interventions du chœur qui y fait le plus penser : « Dans la tragédie on est tranquille. D’abord, on est entre soi. On est tous innocents en somme ! Ce n’est pas parce qu’il y en a un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution. Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir (…) Dans le drame, on se débat parce qu’on espère en sortir. C’est ignoble, c’est utilitaire. Là, c’est gratuit. C’est pour les rois. Et il n’y a rien de plus à tenter, enfin ! ». Il me semble que cette tirade s’applique étrangement au roman d’Eugenides. Tout d’abord, l’action est concentrée en un seul lieu, le quartier où vivent la famille Lisbon ainsi que les garçons qui racontent leur histoire ; « c’est pour les rois », effectivement, dans une optique purement matérialiste tout d’abord. Le quartier est compris comme un royaume, avec son identité propre – et paradoxale, car les garçons se rendent compte en grandissant de son caractère interchangeable – c’est un quartier chic où vivent des banquiers, des avocats et des dentistes, et où ont lieu de nombreux bals de débutantes, qui subira un déclin économique marqué après la mort des filles Lisbon – les mouches des poissons qui hantent les derniers plans du film ainsi que les pages du roman font d’ailleurs penser à la peste s’abattant sur Thèbes. Une tragédie, donc, débarrassée du « sale espoir » : l’étrange comportement des garçons nous confirme dans cette hypothèse. Il y a en effet peu d’effort, d’espoir de leur côté : à part la volonté de communiquer (et encore : qui reste uniquement musicale, c’est-à-dire dans une certaine extériorité artistique, dans une démarche contemplative), les garçons restent en retrait, observateurs plus qu’acteurs. Le seul moment d’action, typique du « drame » dont parle Anouilh (opération nocturnes, rêveries sur « l’enlèvement », fantasme des draps noués à une fenêtre ou des cailloux jetés contre la vitre) coïncide avec le moment de plus pure tragédie (le suicide) et c’est du choc de ces deux actes contradictoires que naît le profond sentiment de malaise qui envahit le lecteur dans les derniers chapitres. On sait d’ailleurs que l’enlèvement ne réussira pas, d’une manière ou d’une autre, puisque les filles sont destinées à la mort ; on le sait dès la première pages, dès le titre, exactement comme dans une tragédie ; mais on ne peut s’empêcher de se demander, avec Lux, « ce qui [leur] a pris si longtemps ». En effet, l’apathie fascinée des garçons fait tiquer : ils ont vu la dégradation des conditions de vie des filles, qui n’ont même plus d’aliments frais à manger à la fin et vivent dans une maison qui tombe littéralement en ruines ; ils ont consigné dans leurs chroniques que lorsqu’elles voyaient la psychologue scolaire, elles avaient l’air d’aller mieux, et qu’elles sont déscolarisées, ne faisant rien de leurs journées : pourquoi n’ont-ils pas tenté de les aider ? puisqu’ils avaient accès au téléphone, pourquoi n’ont-ils pas trouvé dans l’annuaire (comme ils l’ont fait du numéro des Lisbon et de toutes les personnes extérieures contactées) un numéro d’assistante sociale, de brigade d’aide aux mineurs, n’importe quoi qui aurait permis aux filles d’échapper à cet enfer ? Mettons que les garçons (comme il est suggéré) sont peu adaptés à la vie sociale extérieure, sont perdus dans leurs fantasmes adolescents : pourquoi alors leurs parents n’ont-ils rien fait non plus ? Il est peu vraisemblable que des adultes bien adaptés au cadre social de cette ville de banlieue (les exemples ne manquent pas dans le roman) ne se soient pas préoccupés du sort des filles Lisbon. Peu vraisemblable, donc, dans une perspective de réalisme, de fait-divers ; mais (et le dédain que montre le narrateur face aux tentatives de faire du suicide des sœurs Lisbon un « fait de société » le montre bien) nous ne sommes pas là dans cette perspective : le groupe des garçons semble adopter une position qui est celle du chœur dans la tragédie antique. Il relate les faits, intervient de temps en temps pour pousser une exclamation de douleur ou de désespoir, il est littéralement le medium entre l’action et le lecteur/spectateur, puisque c’est son récit qui en permet l’accès ; mais malgré son omniprésence, le groupe des garçons n’a pas d’influence sur les décisions des filles. C’est là un des nœuds du problème car, comme l’écrit dans les dernières lignes le narrateur : « nous les avions aimées, et (…) elles ne nous avaient pas entendus les appeler, (…) elles ne nous entendent toujours pas. ». D’ailleurs l’opposition entre les « crânes dégarnis » et les « ventres mous » des garçons ayant vieilli et l’éternelle jeunesse dans la mort des filles n’est pas sans rappeler le dialogue entre Antigone et Créon dans la réécriture d’Anouilh.

Deuxièmement, si le groupe des garçons incarne le rôle du chœur, peut-on dire que les filles sont des héroïnes tragiques ?

Il est intéressant de remarquer tout d’abord que les filles ne sont jamais vraiment individualisées. Le narrateur ne mentionne presque toujours que « les filles Lisbon » et ces dernières sont traitées à la fois comme des personnes humaines (l’insistance sur leurs corps, leurs possessions personnelles) et comme des être venus d’une espèce d’au-delà. Le narrateur se heurte à chaque instant à leur aspect impénétrable, et bien qu’elles soient identifiées à plusieurs reprises à des « prophètes », leurs lignes de dialogue sont quasiment insignifiantes : à part Cecilia qui dit, après sa tentative de suicide, au psychiatre : « on voit bien, docteur, que vous n’avez jamais été une fille de treize ans », les paroles des filles se font rares, souvent banales (telle Lux écrivant dans la marge d’un livre de cours qu’elle veut « se barrer d’ici », de « cette école de merde ».) Les filles Lisbon sont impénétrables, à la fois créatures banales, humaines, presque animales, et surhumaines ; cette opacité qui est la leur – tout l’objet du roman est de s’interroger sur les motivations obscures de leur acte – fait penser aux héros tragiques. Elles semblent faites d’un seul bloc (faisant bande à part à l’école…) et être coulées dans une même matière, opaque mais intègre : elles agissent avec cette « suprême indifférence » qui selon Genet dans Journal du voleur qualifie le héros tragique ; les filles Lisbon, en effet, semblent « ne [pas connaître] le sérieux d’un thème tragique » et, au contraire, « [connaître] nativement l’indifférence ». Et c’est justement sur cette indifférence qu’achoppent les garçons, qui ne la comprennent pas. La piste de la tragédie ou tout du moins d’un rapport avec l’Antiquité gréco-latine est d’ailleurs confirmée par une remarque du narrateur qui écrit que Cecilia « s’était ouvert les veines dans son bain comme un stoïcien », ou encore que les filles « étaient comme Énée, qui (…) était allé aux Enfers, avait vu les morts, et était revenu, pleurant intérieurement. ». Il est en tout cas certain que la fascination des garçons (qui crée, par mimétisme, la fascination du lecteur) assure, en plus de cette mort opaque, la gloire à ses héroïnes : « Le héros n’est héros que par cette mort, elle est la condition si amèrement recherchée par les être sans gloire, elle est, enfin (cette mort et l’accumulation des apparents malheurs qui y conduisent) le couronnement d’une vie prédisposée, mais surtout le regard de notre propre image dans un miroir idéal qui nous montre resplendissant éternellement (jusqu’à l’usure de cette lumière qui portera notre nom). » écrit Genet, toujours dans Journal du voleur.

Une autre ambiguïté du texte est le statut du narrateur. Qui est-il, qui sont ces garçons qui eux aussi se fondent dans un groupe dont seuls quelques noms émergent de ci, de là ? Il n’y a pas de Je, le narrateur employant uniquement le Nous, et la question du statut du texte se pose : Virgin Suicides a-t-il un caractère textuel pour le narrateur ? Autrement dit, le narrateur conçoit-il le discours qu’il forme en tant que texte, témoignant par là d’un travail d’écriture, ou bien le considère-t-il comme un discours oral ? Là encore, et c’est ce qui fait une des forces du roman, plusieurs éléments se contredisent. Ainsi on sait que les garçons ont rassemblé une bonne cinquantaine (au moins) d’éléments matériels (objets, photos, rapports…) touchant de près ou de loin au « cas » des filles Lisbon, qu’ils appellent des « pièces à conviction », ce qui suggère un travail d’investigation suivant des méthodes inspirées de la police (donc, à l’écrit, à des dossiers confidentiels) ; mais celles-ci sont conservées dans la cabane qu’ils ont construite enfants, et partagées entre les garçons à leur maturité, ce qui semble indiquer au contraire des longues discussions entre enfants qui imitent les feuilletons vus à télé, et donc se rapporter plus à l’oralité telle que les enfants la comprennent. Mais tous ces garçons semblent être étrangement d’accord : le lecteur n’est jamais témoin d’aucune dissension entre les membres du groupe. Les nombreux discours et paroles rapportés semblent inscrire le texte dans une sorte de reportage d’investigation, encore une fois, mais cette impression est très vite annulée par certaines envolées lyriques ou des aspects plus poétiques de cette voix étrange qu’est le Nous des garçons. Encore une fois, ces éléments semblent pointer vers une lecture du Nous en tant qu’adaptation du chœur antique, à mi-chemin entre l’oral et l’écrit ; les choix de traduction semblent également tendre dans cette direction. En effet, un problème se pose à ce niveau : alors que le We et l’emploi du preterit sont monnaie courante en anglais, et utilisés à l’oral, une traduction penchant dans la direction de l’hypothèse de l’oralité aurait privilégié le On ainsi que le passé composé en français (marques d’oralité), contrairement au Nous accompagné du passé simple qu’a choisi Marc Cholodenko. Une phrase telle que « nous les appelâmes au téléphone », qui en anglais était probablement « we called them on the phone », au lieu de « on les a appelées au téléphone », semble indiquer que les garçons utilisent un style écrit, que, enfin, le texte a conscience de sa valeur de texte.
Dès lors se pose la question de l’écriture : à combien de mains ce texte a-t-il été écrit, dans ce cadre fictionnel précis ?

Nous nous trouvons devant un paradoxe, ou plutôt plusieurs : le récit existe, sa constitution en roman, malgré une structure complexe et des interventions à caractère poétique, semble indiquer une forme de métatextualité qui n’est, elle, présente nulle part ; on sait tout des fantasmes des garçons, mais rien de leur identité ; il y a un Nous, un Elles, mais pas de Je ; les personnages sont à la fois humains, pris dans un monde concret, dans le temps et l’espace, mais également inhumains : la religion est omniprésente, de l’image de la Vierge que tenait Cecilia à sa première tentative à l’autel que les filles entretiennent comme des Vestales, mais l’Église est absente et le prêtre ne parvient pas à faire parler les filles lorsqu’il leur rend visite…
Virgin Suicides est un roman essentiellement obscur, car c’est une contradiction permanente, chaque élément « donné » (l’enquête des journalistes et des garçons, par exemple) étant aussitôt nuancé, voire contredit par le narrateur ; narrateur occupant la place d’honneur mais dans l’obscurité, encore une fois.

Ce qui nous amène à une autre question, celle du suicide en lui-même. J’ai vu l’adaptation de Sofia Coppola en 2013 et à cette époque, je fréquentais régulièrement le site Dans Ton Chat, qui rassemble des « brèves de comptoir » de geeks divers et variés. Et j’étais tombée sur cette boutade, qui, six ans plus tard, ne cesse de me plonger dans des abîmes de perplexité, comme on dit. La voici :

virgin suicides

Je sentais confusément qu’au-delà de l’apparente absurdité de cette remarque, son auteure avait, quelque part, raison. Mais pourquoi ? Maintenant que j’ai lu le roman, une réponse me paraît envisageable : parce que c’est la matière du roman. Virgin Suicides est un roman du paradoxe, comme nous l’avons vu plus haut ; or le suicide est essentiellement incompréhensible, et sa parole essentiellement vide. (C’est ce à quoi je me suis heurtée dans mes poèmes en prose.) On peut décrire à l’infini les possibles motivations d’une personne suicidée, comme font les garçons et les journalistes ; on peut énumérer les actions qui mènent à la mort, dans leurs moindres détails ; mais quelque chose nous échappe toujours. Peut-être parce que nous ne savons pas ce qu’est la mort ? Le suicide semble échapper au discours. Il dépasse les actions et les motivations qui y arrivent. Il était nécessaire que les filles Lisbon se suicident, comme il est nécessaire que meure un héros tragique ; l’acte, et le personnage entouré de cette aura mystérieuse, reste opaque. La force de ce roman serait alors dans l’alliance de la parfaite nécessité (par le discours) du suicide des personnages, et de la parfaite gratuité de leur acte (les filles ne parlent pas). Ce roman n’est qu’extériorité, jeux de regards ; en cela, encore une fois, très proche du théâtre et de la tragédie. On ne meurt pas sur scène : Cecilia s’empalant sur les grilles du jardin est entendue par le narrateur, non pas vue ; les autres filles sont trouvées déjà mortes par les garçons, sauf Mary, qui mourra quelques jours plus tard, là encore hors de la vue de quiconque. Tout n’est qu’extérieur, donc, et interprétation de ces éléments vus ; et il n’est sans doute pas innocent que les filles soient l’objet regardé tandis que les garçons soient les sujets regardants.

Enfin, je me suis posé une dernière question : les filles Lisbon sont-elles l’objet, ou bien le sujet, du roman ? Sujet, au sens de canevas, elles le sont, bien sûr, puisque tout le but de la narration est de tenter de reconstituer une image d’elles. Mais elles ne sont pas réellement traitées comme des sujets par les garçons ; hypnotisés par cette image, ils ne se rendent compte que très tard qu’elles ont chacune une personnalité distincte, qu’ils ne connaissaient pas : mais leur suicide inexpliqué (et inexplicable : malgré les assurances répétées des garçons que leur but est de comprendre leurs motivations, je pense qu’à un niveau plus général, il s’agit d’écrire le suicide, non de l’expliquer), les ramène dans la mouvance et l’autonomie du sujet en tant qu’individu doué d’une conscience et d’un libre-arbitre. C’est de cette oscillation entre objet et sujet, comme de toutes les autres oscillations explicitées plus haut, que naît l’étrangeté du texte, et son opacité fondamentale.

Donc si vous cherchez une tragédie contemporaine et paradoxale, vous savez où chercher !

Encore le vide et le suicide, avec Eugenides

Elles nous avaient fait participer à leur folie, parce que nous ne pouvions faire autrement que de revenir sur leurs pas, repenser leurs pensées, et voir qu’aucun d’eux ne menait à nous. Nous étions incapables d’imaginer le vide d’une créature qui posait un rasoir sur ses poignets et s’ouvrait les veines, le vide et le calme. Et nous étions obligés de nous salir le museau dans leurs dernières traces (…), nous étions obligés de respirer pour toujours l’air des pièces dans lesquelles elles s’étaient tuées. À la fin, leur âge, ou le fait qu’elles soient des filles, n’importait pas, mais seulement que nous les avions aimées, et qu’elles ne nous avaient pas entendus les appeler, qu’elles ne nous entendent toujours pas, ici dans notre cabane dans l’arbre, avec nos crânes dégarnis et nos ventres mous, tandis que nous les appelons à sortir de ces pièces où elles sont entrées afin d’être éternellement seules, seules dans le suicide, qui est plus profond que la mort, et où nous ne trouverons jamais les éléments pour les reconstituer.

Jeffrey Eugenides, dernières lignes de Virgin Suicides, trad. Marc Cholodenko.

Le trou, l’abscons, et le théoricien

Le caractère réversible de l’obscurité fait apparaître clairement que [le texte théorique obscur] joue sur des manques ou des soustractions, et qu’il est rendu plus complexe par la suppression de certains éléments de lisibilité, éléments qui portent soit sur la signification des mots ou des phrases, soit sur l’articulation des idées, soit sur l’éclaircissement de leur finalité. Ou bien ces éléments existaient déjà, et ils ont été supprimés, ou bien ils auraient dû être placés dans le texte et ils ne l’ont pas été. Ce sont ces chaînons manquants auxquels il faut prêter attention si l’on veut comprendre comment fonctionne un texte théorique hermétique.

Derrière son apparence de mur infranchissable ou de volume clos, un texte incompréhensible est donc en réalité — et c’est là son paradoxe — un texte troué, ou, si l’on préfère, fragmentaire, comme la partie restante d’un texte plus clair, certes inaccessible en tant que tel, mais dont le fantôme demeure présent à titre de virtualité. Et c’est donc d’une théorie des trous que nous aurions besoin pour essayer de comprendre comment un texte peut être à ce point inaccessible.

Cette théorie des trous devrait se donner pour visée de distinguer les différents types de chaînons qui ont été supprimés du texte et qui relèvent de différentes formes d’explication, que celle-ci porte sur les termes employés, sur les allusions, sur la densité, sur les articulations ou sur le projet d’ensemble (la complexité stylistique ou grammaticale constituant un autre problème). Ou, pour dire les choses autrement, c’est la dimension métalinguistique qui est ici atteinte en profondeur, c’est-à-dire la manière dont nous commentons aux autres notre utilisation des mots en leur permettant d’avoir accès à notre utilisation personnelle du langage.

Ce phénomène de resserrement général du tissu textuel s’explique mieux si on le met en rapport avec la place de l’Autre dans le texte théorique. La multiplication des chaînons manquants a pour résultat — et donc, on peut le supposer, pour cause profonde — d’interdire à l’Autre de pénétrer dans le texte et de le tenir à l’écart. Avec l’atteinte à différents dispositifs d’allocution, c’est donc la distance à l’Autre qui se trouve perturbée dans le cas de ces textes, l’auteur finissant, faute de prendre en compte l’adresse de son texte, par ne plus parler qu’à lui-même.

Pourquoi donc tenir l’Autre à distance? S’il est interdit à celui-ci de pénétrer dans le texte, c’est qu’il est vraisemblablement perçu comme une menace, contre laquelle le texte ne cesse d’édifier des protections.

(…)

Peut-on psychanalytiquement essayer de comprendre la complexité de certains textes théoriques? Prendre la pleine mesure de cette complexité implique de se libérer d’un certain nombre d’évidences du sens commun, qui risquent de nous empêcher d’aborder ce problème de front.

La première de ces fausses évidences est qu’un théoricien chercherait à théoriser. Or, si cette intention peut participer de son projet, il est difficile, en tout cas dans une perspective psychanalytique d’en faire sa motivation unique, ni même principale. Il est plus vraisemblable de penser que l’activité théorique, comme de nombreuses activités de pensée, participe d’une nécessité intérieure, celle de permettre au sujet de tenir ensemble, ou, si l’on préfère, de ne pas devenir fou. Cette nécessité intérieure fait du texte théorique, au même titre que les textes littéraires, le lieu privilégié d’un travail d’élaboration, lequel est à la fois, pour le sujet qui le pratique, nécessaire et dangereux.

La seconde de ces fausses évidences est qu’un théoricien chercherait à se faire comprendre. Si on peut penser que tel est bien le cas à un niveau conscient — en tout cas pour de nombreux théoriciens —, il n’est pas du tout assuré qu’il en aille de même au niveau inconscient, sauf à imaginer que l’exercice théorique serait la seule activité humaine protégée de toute ambivalence et de tout exercice de la pulsion de mort.

En effet, cette idée que le théoricien aurait pour souci premier de se faire comprendre ferait de la relation au lecteur — troisième fausse évidence — une relation transparente et dépourvue d’ambiguïté. Or, comme il est difficile d’imaginer, dans la perspective psychanalytique, des relations de ce type, force est de supposer que le relation au lecteur de texte théorique est, comme les autres, une relation où se nouent de manière inextricable des sentiments complexes.

La contestation de ces trois évidences (le théoricien chercherait à théoriser et à se faire comprendre d’un lecteur envers lequel il serait bien disposé) permet de se faire une idée plus juste des enjeux inconscients attachés à l’acte de théorisation et de la contradiction qui lui est inhérente, en tant que la théorie revient à la fois à s’exposer, en parlant de soi de manière indirecte, et à prendre garde de ne pas s’exposer.

En tant qu’activité d’élaboration, la théorie revient à s’exposer. Cette mise en forme du monde, ou d’une partie du monde, qu’est l’activité théorique, met en jeu et en scène, comme toute activité culturelle, un certain nombre de fantasmes, parfois à peine dissimulés. Parmi ces fantasmes, comment ne pas penser au fantasme de toute-puissance, qui a organisé tant de textes théoriques, notamment politiques?

En ce sens, la proximité est grande entre l’activité théorique et le délire et a été relevée par Freud et par nombre de ses successeurs. Dans une perspective freudienne, le délire n’est en effet nullement une production irraisonnée. Il est bien au contraire une tentative pour mettre de l’ordre dans le monde et surtout en soi-même, et il constitue donc une forme de théorisation. Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que toute activité de théorisation puisse être proche de l’activité délirante, et que la frontière soit parfois difficile à saisir entre les deux.

L’analyse de ce premier niveau de l’activité théorique — la théorie comme élaboration — a peut-être conduit à négliger cet autre aspect de la même activité qu’est son énonciation, et donc son allocution. Contrairement à la fantasmatisation privée, l’activité théorique vise à s’adresser aux autres, afin de les convaincre. On peut alors penser qu’un des principes de l’activité théorique va être de protéger, en ne l’exhibant pas trop directement, le noyau fantasmatique sur lequel elle repose. Dès lors on peut faire l’hypothèse qu’un certain nombre de constituants du texte théorique visent, en assurant cette fonction de protection du sujet, à permettre au théoricien de ne pas être compris.

(…)

Je ferais ainsi volontiers l’hypothèse qu’un certain nombre de textes théoriques visent inconsciemment à rendre l’Autre fou, car il n’est de meilleur moyen pour se protéger de sa propre folie que d’expulser vers l’Autre des parts souffrantes de soi.

Tout suggère ainsi la présence active en nous, dès que nous nous mettons à théoriser, de ce qu’il conviendrait de nommer une pulsion d’obscurcissement, que je propose d’appeler pulsion opaque, tendant à permettre au texte théorique d’exercer et de maintenir sa fonction de protection. Cette pulsion donne lieu à un certain nombre de mécanismes de défense (…) en supprimant un certain nombre des chaînons qui assureraient au texte une souplesse lui permettant de rencontrer ses lecteurs.

(…)

La connaissance des moyens utilisés pour rendre un texte incompréhensible pourrait ouvrir à de nouvelles formes de lecture critique, attentives à étudier les mécanismes d’obscurcissement utilisés par les auteurs. Lecture impliquant de commencer par déplacer les questions que l’on pose au texte théorique, puisqu’à celle, traditionnelle, de savoir ce qu’il signifie se substitue alors cette autre question de savoir quelle relation l’auteur entretient avec son lecteur et dans quelle mesure il tient ou non à être compris de lui.

Pierre Bayard, Comment rendre un texte incompréhensible, 2008 (je souligne)

ressemblances du désir

La ressemblance est pareille à un acide ; sitôt décelée, elle entreprend de ronger peu à peu toutes les différences, toutes les incongruités qui font que l’objet reflété n’entretient avec le miroir qu’un rapport très souvent, et purement, métonymique. Mais plus regretté est l’être ainsi renvoyé par ce prisme, et plus les parties rentrées en contrebande dans l’image qui s’offre à nous s’imposent et en imposent d’autres, profitant du climat d’illusion que cette percussion d’échos visuels a déclenché. Ce que nous avons perdu se réapproprie pour ainsi dire le devant de la scène ; peu importe alors la couleur de l’iris ou la tension du sourcil, la longueur par ailleurs variable des cheveux ou même la gracieuse dissonance de la dentition : l’ancien dévore le nouveau et le rend désirable ou haïssable, c’est selon. Ce n’est pas tant la mémoire qui triche, que le désir qui, cruel en cela à son maître, décrète l’état d’urgence et impose le retour du même.

Claro, Madman Bovary

Parallèles littéraires : Stendhal et Genet

Peut-être le seul point commun entre ces deux auteurs…

Stendhal, in La Chartreuse de Parme (1839) :

Au reste, tout ce qu’elle [la lettre de Clélia] lui apprenait ne lui fit pas un instant changer de dessein : en supposant que les périls qu’elle lui peignait fussent bien réels, était-ce trop que d’acheter, par quelques dangers du moment, le bonheur de la voir tous les jours ? Quelle vie mènerait-il quand il serait de nouveau réfugié à Bologne ou à Florence ? car, en se sauvant de la citadelle, il ne pouvait pas même espérer la permission de vivre à Parme. Et même, quand le prince changerait au point de le mettre en liberté (…), quelle vie mènerait-il à Parme, séparé de Clélia par toute la haine qui divisait les deux partis ? Une fois ou deux par mois, peut-être, le hasard les placerait dans les mêmes salons ; mais, même alors, quelle sorte de conversation pourrait-il avoir avec elle ? Comment retrouver cette intimité parfaite dont chaque jour maintenant il jouissait pendant plusieurs heures ? que serait la conversation de salon, comparée à celle qu’ils faisaient avec des alphabets ? Et quand je devrais acheter cette vie de délices et cette chance unique de bonheur par quelques petits dangers, où serait le mal ? Et ne serait-ce pas encore un bonheur que de trouver ainsi une faible occasion de lui donner une preuve de mon amour ?

(…)

Et c’était avec un profond sentiment de dégoût que, toutes les nuits, il répondait aux signaux de la petite lampe [moyen de communiquer avec sa tante la duchesse qui veut le faire évader]. La duchesse le crut tout à fait fou quand elle lut, sur le bulletin des signaux que Ludovic lui apportait tous les matins, ces mots étranges : je ne veux pas me sauver ; je veux mourir ici !

Jean Genet in Le Condamné à mort et autres poèmes, recueil dédié à Maurice Pilorge, jeune co-détenu dont il est amoureux (1942) :

Mes amis qui veillez pour me passer des cordes

Autour de la prison sur l’herbe endormez-vous.

De votre amitié même et de vous je m’en fous.

Je garde ce bonheur que les juges m’accordent.

 

De la méfiance en poésie

Le poète contemporain est un être sceptique et méfiant, même, sinon surtout, à l’égard de lui-même. Il hésite à se déclarer poète, comme s’il en avait honte. À notre époque si tonitruante, il est beaucoup plus facile d’avouer ses défauts, s’ils sont spectaculaires et pittoresques, que ses qualités, plus profondément cachées celles-ci, et auxquelles, en outre, on ne croit guère soi-même…

(…)

Un poète, si c’est un vrai poète, se doit lui aussi de répéter : “je ne sais pas”. Dans chaque nouveau poème, il tente d’y répondre, mais après chaque point final un nouveau doute l’envahit, une nouvelle hésitation ; conviction qu’il s’agit une fois de plus d’une réponse provisoire et absolument insuffisante. Il recommence alors, encore et encore, jusqu’à ce qu’un jour les docteurs ès lettres saisissent d’un énorme trombone toutes ces preuves de son insatisfaction de soi, et les appellent “son oeuvre”.

Wisława Szymborska, extrait du Discours prononcé devant l’académie suédoise le 7 décembre 1996 à l’occasion de son prix Nobel de littérature.

Extérieur et poésie – Y. Bonnefoy

Je n’oublie pas que le moindre écrit est un entrelacement de cause dont un grand nombre excèdent la conscience de leur auteur. Tandis que le lecteur, qui en perçoit la pensée par ce qui paraît son dehors, a chance de ce fait même d’accéder à des points de vue autres que les siens mais eux aussi véridiques. Le regard du critique a vérité d’une autre façon que le projet de l’écrivain, du poète, il importe donc tout autant, donnant même matière à  réflexion à deux, à échange. (…)

(…) la poésie est métonymie bien plutôt que métaphore. C’est dans le surcroît de son expérience sur le sens qu’il en perçoit que celui qui se veut poète trouve les voies qu’il est nécessaire qu’il prenne. Les marges de sa pensée en sont le plus vif.

(Je souligne.)

Tiré de L’Écharpe rouge, Yves Bonnefoy, 2016, ed. Gallimard.

Consommation et élitisme littéraires

La littérature narrative tend chaque fois davantage, de nos jours, en raison de la spécialisation entraînée par le développement industriel et l’établissement de la société moderne, à se diversifier en deux branches inquiétantes : une littérature de consommation, exécutée par des professionnels d’une plus ou moins grande habileté technique, qui se limitenr limitent à reproduire en série et selon des procédés mécaniques, des œuvres qui répètent le passé (thématique et formel) avec un léger maquillage moderne, et qui, par conséquent, prônent le conformisme le plus abject devant l’ordre établi (…) et une littérature des catacombes, expérimentale et ésotérique, qui a renoncé à l’avance à disputer à l’autre l’audience d’un public et maintient un niveau d’exigence artistique, d’aventure et de nouveauté formelle, au prix (et dirait-on la manie) de l’isolement et de la solitude.

D’un côté, au moyen des mécanismes broyeurs de l’offre et de la demande de la société industrielle ou des flatteries et chantages de l’État-patron, la littérature est changée en une occupation inoffensive, en un instrument de diversion bénin, (privée de ce qui fut toujours sa vertu la plus importante, le questionnement critique de la réalité grâce à des représentations qui, en prenant de cette réalité tous ses atomes, signifiaient à la fois sa révélation et sa négation), et l’écrivain en un producteur domestiqué et prévisible, qui propage et entretient les mythes officiels, parfaitement soumis aux intérêts régnants : le succès, l’argent, ou les miettes de pouvoir et de confort que l’État dispense aux intellectuels dociles. D’un autre côté, la littérature est devenue un savoir spécialisé, sectaire et vague, un mausolée super-exclusif de saints et de héros de la parole, qui ont cédé superbement aux écrivains-eunuques l’affrontement avec le public, le mandat impératif de la communication, et qui se sont enterrés vivants pour sauver la littérature de la ruine : ils écrivent entre eux ou pour eux, ils disent qu’ils sont attachés à la rigoureuse tâche de la recherche verbale, à l’invention de formes nouvelles, mais, dans la pratique, ils multiplient chaque jour les clés et les serrures de cette enceinte où ils ont enfermé la littérature, parce que, au fond, ils nourrissent la terrible conviction que ce n’est qu’ainsi, loin de la confusion et de la promiscuité où règnent, tout-puissants, les moyens de communication de masse, la publicité et les produits pseudo-artistiques de l’industrie de l’édition qui alimente le grand public, que peut fleurir de nos jours, comme une orchidée de serre, clandestine, exquise, préservée de l’encanaillement par des codes hermétiques, accessible seulement à certains vaillants confrères, une authentique littérature de création.

Mario Vargas Llosa, L’Orgie perpétuelle, p. 228.

Cendrars, l’errance et la lecture

Blaise Cendrars consacre les dernières pages de Bourlinguer (publié en 1948) à son rapport aux livres et à la lecture en général :

Et, depuis ma plus tendre enfance, depuis que maman m’a appris à lire, j’avais besoin de ma drogue, de ma dose dans les vingt-quatre heures, n’importe quoi, pourvu que cela soit de l’imprimé ! C’est ce que j’appelle être un inguérissable lecteur de livres ; mais il y en a d’autres, d’un tout autre type, la variété en est infinie, car les ravages dus à la fièvre des livres dans la société contemporaine tiennent du prodige et de la calamité et ce que j’admire le plus chez les lecteurs assidus, ce n’est pas leur science ni leur constance, leur longue patience ni les privations qu’ils s’imposent, mais leur faculté d’illusion, et qu’ils ont tous en commun, et qui les marque comme d’un signe distinctif (dirai-je d’une flétrissure ?), qu’il s’agisse d’un savant érudit spécialisé dans une question hors série et qui coupe les cheveux en quatre, ou d’une midinette sentimentale dont le cœur ne s’arrête pas de battre à chaque nouveau fascicule des interminables romans d’amour à quatre sous qu’on ne cesse de lancer sur le marché, comme si la Terre qui tourne n’était qu’une rotative de presse à imprimer.

Un des grands charmes de voyager ce n’est pas tant de se déplacer dans l’espace que de se dépayser dans le temps, de se trouver, par exemple, au hasard d’un incident de route en panne chez les cannibales ou au détour d’une piste dans le désert en rade en plein Moyen-Âge. Je crois qu’il en va de même pour la lecture, sauf qu’elle est à la disposition de tous, sans dangers physiques immédiats, à la portée d’un valétudinaire et qu’à sa trajectoire encore plus étendue dans le passé et dans l’avenir que le voyage s’ajoute le don incroyable qu’elle a de vous faire pénétrer sans grand effort dans la peau d’un personnage. Mais c’est cette vertu justement qui fausse si facilement la démarche d’un esprit, induit le lecteur invétéré en erreur, le trompe sur lui-même, lui fait perdre pied et lui donne, quand il revient à soi parmi ses semblables, cet air égaré, à quoi se reconnaissent les esclaves d’une passion et les prisonniers évadés : ils n’arrivent plus à s’adapter et la vie libre leur paraît une chose étrangère.

Une drogue faisant basculer dans l’imaginaire, et dont les victimes sont toujours fières : 

C’est de la folie. Il n’y a pas de fin à la lecture. Certains lisent méthodiquement. D’autres oublient de vivre pour prendre des notes savantes dont ils ne savent que faire et accumulent et oublient par la suite. D’autres encore vivent dans la fiction. Tous, nous sommes dans l’imaginaire et quel drôle de cortège qui défile clopin-clopant et parade, des esprits très divers, mais tous avançant au pas du canard chinois et barbotant du bec à la recherche de Dieu sait quelle maigre pitance mentale, sous les huées, sous les risées, mais fier chacun de son infirmité particulière et chacun gardant son quant-à-soi, captifs libérés, prisonniers d’une noble cause, chacun à son idée, chacun à son image de la Vie. Un livre, un miroir déformant, une projection idéale. La seule réalité ou c’est tout comme.

Comme quoi, point n’est besoin de rêver à ces “châtelaines au long corsage qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir” pour que la littérature vienne poser un écran modifiant notre perception du réel…

De la générosité des Instants-Nés

J’aimerais continuer ici la réflexion débutée dans cet article et poursuivie dans celui-ci.

Dans le premier article, je distinguais les différents instants dont se compose le processus d’écriture poétique. Il y a d’abord la découverte de la force-poésie, cette sensation d’avoir vu quelque chose, d’assister à un événement spécial, on est incrusté dans l’instant. Puis, presque simultanément vient le désir, l’évidence même, de mettre en mots cet instant vécu/compris. (J’utilise le terme de “vécu/compréhension” faute de trouver un mot exact décrivant une sensation qui est la vie, mais pas simplement emportement, sensation, inspiration ; ni complètement une intellectualisation du phénomène dont on a été témoin autant qu’auteur, une simple saisie conceptuelle. Le “vécu/compréhension” participe à parts égales d’une assimilation dans l’instant et d’un recul critique qui permet à la pensée de l’englober, de lui donner un sens. Il y a une dimension lucide dans cette vision qui s’impose lors de l’instant de force-poésie.)

Donc le vécu/compréhension entraîne l’idée de l’écriture, puisque l’enthousiasme ressenti va de pair avec l’organisation logique nécessaire à l’expression, et surtout l’expression écrite.

L’étape suivante n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’écriture elle-même, mais un effort de formulation. Effort qui peut se faire durant l’acte d’écrire (tracer des signes) mais qui est forcément antérieur à l’acte lui-même en tant qu’objet terminé et extérieur à celui qui l’a fait.

C’est là que ça devient intéressant. Cet état, de transformation quasiment chimique, a une durée indéterminée – qui peut aller de quelques secondes à plusieurs jours, que l’on appelle communément “inspiration”, mais qui n’a rien à voir avec l’inspiration antique – et pose différents problèmes, le plus important étant celui de la fidélité, et, dans une certaine mesure, de la générosité.

On pense à tort l’inspiration comme un phénomène sur lequel on n’a pas prise, duquel on n’est pas responsable. Les mots écrits le sont toujours par choix, même partiellement inconscient, même si la réflexion a eu lieu trop vite pour qu’on puisse la suivre.

Le problème donc dans l’écriture d’un Instant-Né – je pense cette analyse valable, jusqu’à un certain point, pour toute forme d’écriture poétique, mais je me concentrerai ici sur les Instants-Nés en particulier – est donc celui de la fidélité, à plusieurs niveaux.

Tout d’abord, et c’est ce dont je parlais dans le premier article, se pose la question de la fidélité de la retransmission. Comment faire en sorte que le langage s’efface – alors qu’il est le seul matériau du poème – devant le fait, l’image, l’instant de force-poésie, lesquels échappent au langage ? Sachant que la poésie est communément décrite comme réflexion sur le langage, un Instant-Né est-il toujours de la poésie ? Peut-on échapper à la poésie en bâtissant une œuvre poétique ? Comment décrire précisément cette route de montagne, ce bâtiment ? Les mots font référence, dans l’image mentale qu’ils créent chez tout individu, à un vécu particulier. Chacun porte en lui l’image d’une certaine route de montagne, qui sera différente de celle que portent les autres. Le vécu/compréhension se heurte d’emblée à ce problème, qui est celui, au fond, de toute écriture.

Ici, nous avons donc le problème de celui qui écrit et ne sait pas comment transmettre ce dont il voudrait faire profiter d’autres que lui. Pour trouver le moyen d’écrire en étant compréhensible (pas dans le sens de la raison, mais dans celui de la saisie de l’instant par d’autres), il doit en quelque sorte s’échapper lui-même, se sortir de son univers.

Pour ce faire, il doit se détacher de lui-même, de son vécu, de son passé (mais dans quelle mesure cela est-il possible ?…), pour assister de nouveau à l’instant qu’il veut transmettre, mais en étant cette fois non plus un témoin en même temps qu’un auteur, passif en même temps qu’actif, mais passif sous un angle différent. Tout est une question d’interprétation. En même temps, les mots viennent, et il faut les choisir en ayant pleinement conscience qu’ils remplaceront le vécu/compréhension.

C’est ce phénomène dont je parlais dans le premier article : les mots qu’on utilise pour rendre vivant l’instant le vampirisent, ou le parasitent, si vous préférez ; plus le temps passe, plus la sensation s’affaiblit, et plus les mots deviennent sonores. Prenons l’image de l’alambic. À l’origine du processus, il y a un tout : les fruits, l’alambic, les vapeurs, l’excitation, les parfums… Quelque chose est en train de se passer, de se transformer, dont on est à la fois témoin (je regarde le processus, qui n’est pas moi mais un objet extérieur) et auteur (puisque c’est moi qui ai réuni les fruits et fait les réglages de l’alambic). Or le résultat de ce processus : une bouteille fermée, transparente mais solide, et l’eau-de-vie dans le verre. C’est un produit sur lequel on n’a plus prise, et qu’on peut consommer (avec modération) sans plus penser au processus qui en est à l’origine. Avec le temps, la seule chose qui vienne à l’esprit, qui prenne la place de l’alambic et de ses odeurs, c’est cette bouteille qui contient l’eau-de-vie produite. (D’ailleurs, le fait qu’on doive jeter le premier litre produit, néfaste, rappelle que dans l’écriture, le premier jet (le premier filet d’alcool ?) doit être retravaillé, creusé plus profondément, certaines formules supprimées, sans quoi le poème est lui aussi mauvais)).

Tout ceci pour dire que le matériau même de la poésie semble trahir le phénomène qui l’a déclenchée.

Mais la fidélité d’un Instant-Né, ce n’est pas seulement sa conformité avec l’instant  vécu/compris de force-poésie (jargonnons, jargonnons) ; c’est aussi la fidélité du texte vis-à-vis de sa nature. Je présentais cette forme comme une sorte de “photographie poétique”. Il doit donc y avoir, dans un Instant-Né véritable, je veux dire AOP (appellation d’origine protégée), une forme de clarté, d’objectivité. Que celui qui l’a écrit s’efface, au profit de ce qu’il montre. D’où la nécessité de trouver quelque chose de commun à tous dans la rédaction d’un poème de ce type. Comme dans tous les genres littéraires, il y a un pacte – implicite ou explicite – entre l’auteur et le lecteur : dans le cas de l’Instant-Né, l’auteur s’engage à montrer quelque chose que le lecteur puisse ressentir lui aussi. Il se doit donc d’être fidèle à cet engagement, en ne laissant pas le lecteur désorienté par une œuvre ou trop hermétique ou trop prosaïque. Ni trop conceptuel – en touchant à l’essence des mots, des Idées –, détaché de la réalité, ni trop particulier.

De là aussi l’idée qu’un Instant-Né est, doit être généreux : le but, c’est le plaisir (de la lecture) d’autrui ; il ne faut pas se replier sur soi-même mais au contraire faire un effort pour sortir de soi-même et se mettre à la place de l’autre, du lecteur qui est la finalité de l’écriture. En somme, il faut que le lecteur ressente quelque chose de personnel en lisant un Instant-Né, que les images créées par le poème fassent écho aux siennes propres.

Un Instant-Né, ça s’efface, et c’est récupéré par un lecteur.

Comme on offre une bouteille d’eau-de-vie de sa cuvée.

Un sacrement à égorger

Entre-t-on en littérature comme on entre dans les ordres ?
Sans doute, puisque la littérature est un ordre : l’ordre de ne pas lâcher le langage, de lui faire rendre gorge. Mais qu’en est-il dès lors qu’on se méfie du langage, ou pire, dès lors que le langage se méfie de vous ? (…)

Mais un écrivain est-il censé aimer la littérature ? N’a-t-il pas tout intérêt à éprouver la plus grande méfiance envers elle, c’est-à-dire non seulement envers les œuvres passées, mais surtout envers celles à venir, et au premier chef les siennes ? Car écrire ce n’est pas fabriquer de la littérature, ce n’est pas tourner en rond comme un caniche dans l’arène de la représentation. Il ne s’agit pas d’accoucher d’une œuvre. (…)

Écrire est un acte qui consiste à se faire un corps, non en vertu d’on ne sait quelle authenticité, mais au prix d’une longue distanciation avec les instances du langage. Car c’est la langue qui nous parle, qui nous fait, qui nous plie et nous brasse – aussi est-il de la plus grande importance d’entrer en résistance, de se “dédire”, de rompre le soi-disant contrat humain et biologique. Il faut en finir. (…)

Toute lecture est un apprentissage, une errance entre éblouissement et aveuglement, non seulement parce que, ce faisant, nous apprenons une langue étrangère, mais également parce que nous savons qu’à un moment ou à un autre nous devrons nous poser la question de savoir quoi faire de cette langue nouvelle qui désormais nous habite.
Lire, ce n’est pas simplement aménager un temps et un espace particuliers à l’intérieur du temps et de l’espace général, ce n’est pas simplement regarder autrui par la fenêtre de la page. Les livres sont des moteurs, et vient toujours le moment pour le lecteur de mettre les mains dans le cambouis, et d’essayer de voir s’il ne peut pas brancher ce moteur, cette machine sur son propre petit engin mental. (…)

L’ironie, c’est que nous ne savons jamais à l’avance quel usage nous ferons de tel ou tel écrit. (…) Nous ne savons même pas si nous avons envie de nous laisser envahir par tous ces fantômes.

Lire c’est donc ingérer une langue peut-être ennemie, accepter un virus, faire l’expérience troublante de la ventriloquie.

Claro, “Artaud hors murs”, in Plonger les mains dans l’acide, ed. Inculte, 2011.

De la théorie à la pratique : “instants-nés”

Afin de faire suite à cet article où je présentais la poésie comme un outil à fabriquer des instants (en simplifiant beaucoup… Si vous ne l’avez pas lu, je vous invite à le faire, ce sera plus facile de comprendre le principe de cette nouvelle rubrique !), voici donc les “Instants-Nés”. Il s’agit en quelque sorte d’une mise en pratique de mes idées : essayer de capter par écrit un instant de réel et de force-poésie.

C’est donc une sorte de “photographie poétique”. Parfois cela décrit un paysage, qui peut être tiré soit d’une image (principalement des photographies. On y est), soit de mon expérience personnelle, parfois cela rend compte d’une scène vécue ou dont j’ai été témoin, parfois je suis dans le texte, la plupart du temps je n’y suis pas. Bref, cela peut être pas mal de choses, mais toujours un effort pour saisir et transmettre un instant particulier.

Quand au nom d'”instant-né”, j’ai voulu conserver l’idée d’une photographie, d’où la proximité sonore avec instantané ; de plus, le travail poétique a pour but de faire naître un instant vécu de force-poésie.

Bien sûr, chaque poème se rapproche plus ou moins de ce système, comme je l’expliquais il y a quelques jours ; la spécificité de ces “instants-nés” est qu’ils ont été écrits avec la conscience d’être des éclats d’instants.

Je m’arrête ici pour la présentation de la rubrique : je posterai demain le premier Instant-Né !

La poésie est un outil à fabriquer des éclats de réel, des instants échappés

La poésie est un média, un truchement entre le lecteur, le poète et ce qu’il donne à voir ; il s’agit donc avant tout d’un regard, puisque le regard embrasse l’extérieur et le ramène à soi. Elle est aussi une force et, plutôt que de parler sans cesse de “poésie”, ce qui fait automatiquement penser à la poésie écrite, ou pire, aux “contraintes formelles poétiques”, je préfère parler dans ce cas de force-poésie.

Par conséquent il ne faut pas confondre la force-poésie, qui est la puissance, le pouvoir dans le sens de capacité (irrépressible parfois…) de voir les instants, de les percevoir, ce qui est également la base de l’art en général ; et la poésie qui est trace écrite, ou orale, mais en tout cas objet que l’esprit peut contempler, en somme le résultat créé de ces instants, du “fluide” de la force-poésie.

Pour utiliser une image moins théorique, la force-poésie (qui se rapproche de l’inspiration dans la définition antique, mais qui est plus globale, car c’est plus un mode de vie qu’une opération réellement artistique), la force-poésie donc, est la matière première qui constitue la poésie, le mouvement qui nécessite et justifie sa naissance, et sans laquelle nulle poésie n’est possible ; alors que la poésie est le résultat, raffiné dans le sens du pétrole, de ce matériau.

D’où également l’idée que la poésie est un artifice, puisque fabriquée, polie par l’homme à partir d’un matériau brut ; un outil.

Or un poème, plus que (selon moi) les autres types de création artistique (à part peut-être les tableaux impressionnistes, qui jouent sur la lumière et l’évocation visuelle, donc également en quelque sorte sur un mélange entre expérience et reconstruction imaginaire pour le spectateur) fabrique des instants, à plusieurs échelles :

• Tout d’abord l’instant du lecteur, celle de la lecture, puisque chaque lecture diffère des précédentes. Chaque lecture d’un poème est création mentale pour le lecteur. Se mettent en place des éléments visuels, formes, lumières, couleurs, des sons, des odeurs et des goûts, bref, des expériences sensuelles, car le texte, ne donnant la préférence à aucun sens en particulier (d’où l’idée que la poésie fabrique plus d’instants que les autres arts), peut librement tous les évoquer en s’appuyant sur l’alliance de l’expérience et de l’imagination du lecteur. Et tous ces éléments se précisent, s’enrichissent, voire disparaissent parfois lorsque le sens se précise, à chaque lecture du poème, qui est plus fine, plus profonde.

L’instant du poète, à plusieurs niveaux aussi. Il y a tout d’abord l’instant de la création du poème : il s’efforce, et parfois réussit, à capter un instant de force-poésie par les mots, ce que Jaccottet décrit comme “ces moments de bonheur qu’on retrouve dans les poèmes avec bonheur, une lumière qui franchit les mots comme en les effaçant” (in Chants d’en bas, Parler), l’instant où l’on sent que quelque chose de l’instant de force-poésie a pénétré dans les mots, cette “lumière” dont parle le poète. Ensuite, il y a l’instant (ou plutôt les instants) de relecture et de correction du poème, où se mêlent le souvenir de l’instant réellement vécu et celui qui naît des mots, comme le lecteur l’imaginera ; c’est une étape hybride où le poète se trouve entre deux, dans une espèce de zone grise, à mi-chemin entre son rôle de poète, et celui de lecteur. Cet instant peut être enivrant ou parfois angoissant, surtout quand on sent le moment vécu de force-poésie s’en aller, et qu’on ne le retrouve pas exactement dans le poème (cette concordance n’arrivant jamais, ou presque ; on s’en approche, mais ce n’est jamais exactement ça.) ; sans compter qu’après, les mots du poème prennent le dessus sur l’instant vécu de force-poésie, et qu’on est incapable de revivre cet instant autrement que par le poème qu’on a essayé de fabriquer pour le retrouver…

• Dans tous les cas, se trouve l’instant de force-poésie et celui, presque instantané, de la certitude qu’on a qu’il faut le partager, que cet instant ait été vécu, imaginé, ou entre les deux (encore !), un souvenir de mots que les sensations, cette fois, s’efforcent de recréer : Jaccottet (re-encore !), dit que “cela” [la poésie] “monte de vous comme une sorte de bonheur, comme s’il le fallait, qu’il fallût dépenser un excès de vigueur, et rendre largement à l’air l’ivresse d’avoir bu au verre fragile de l’aube.”

En créant ces instants, qui sont un truchement, ou une sorte d’interface entre le poète, le lecteur et ce que dit le poème, la force-poésie qui imprègne le texte peut se communiquer ; d’où vient que l’on peut s’entraîner à la ressentir, en lisant de la poésie. Cela augmente la sensibilité en donnant naissance à de nouvelles images, de nouveaux instants vécus, de nouvelles associations d’idées et de mots qui tissent et renforcent l’imaginaire ; pour utiliser une image, cela fait comme si on tissait une voile de bateau. Plus elle est large et d’un tissu fin, et plus elle est sensible au vent, plus elle se gonfle et fait avancer le bateau… Le vent alors étant la force-poésie.

Par conséquent, quand on lit (surtout de la poésie), on vit plus. Je compte comme poésie tout texte qui tient autant compte de ce qu’il veut montrer que de la manière dont il essaie de le faire. Un roman peut donc être de la poésie. Je dis que cela compte surtout avec la poésie, car le regard du poète est plus particulier, et éclaire plus de choses, et différemment, que les autres ; chaque poète a ses images, lieux, éléments, associations verbales et symboliques, etc., bref, un style et un univers qui lui sont propres. En lisant de la poésie, on pénètre donc un autre univers, qui vient enrichir le nôtre, et nous rend plus sensibles à ce qui vient, dans la “réalité”, faire écho à ce qu’on a lu ; par conséquent plus sensibles à la force-poésie…

Une autre façon de la provoquer, de ressentir la force-poésie, c’est de regarder les choses pour elles-mêmes, dans leur aspect ; en quelque sorte, sortir de ses préjugés esthétiques (“telle chose est belle, telle autre est laide, en soi et/ou par ses fonctions”). C’est pourquoi la photographie est un art de force-poésie par excellence puisqu’elle choisit, élit, un objet particulier qu’elle donne à voir, ou dans sa totalité ou un détail, avec jeu de lumière, avec ou sans modification ultérieure de l’image obtenue ; la photographie, un peu comme la poésie, résulte d’un instant de vision, d’un regard, qu’elle s’efforce de rendre sensible aux autres ; la différence réside dans le fait que la poésie utilise le langage comme média (le langage servant précisément de lien entre soi et le monde), alors que la photographie utilise uniquement le visuel. La photographie permet donc de révéler la beauté, l’étrangeté de certains objets, voire de les redécouvrir complètement, d’un autre point de vue, en s’attardant sur les formes et les couleurs, par exemple.

La photographie (dans le sens de la contemplation) et la poésie permettent de s’entraîner à ressentir la force-poésie ; et la poésie est un outil à fabriquer des instants.

Quelques exemples d’images :

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Poésie dissimulée, fumet non comestible : un univers entre des barbelés (ou : Ce qu’a fait le siècle des illusions)

Auschwitz, Oswiecim : des noms de lieux. Bien trop de lieux. On pourrait dire aussi : de non-lieux. Et la poésie ? La poésie ? Les briques, les cheminées, les trains, les ordres, la poésie, la rampe, les chiens, les dents, le froid, la poésie, les flammes.

S’il y avait eu la poésie, nous l’aurions su, dit Avram.

Puis, se ravisant : je dis n’importe quoi.

Oui, la poésie, conclut Eizik. La poésie comme un plafond déguisé en ciel.

C’est toi qui dis n’importe quoi, maintenant. (…)

Et si la poésie avait été comestible ? Autant imaginer qu’elle aurait été, alors, également, inflammable, dégradable, fragile. Ne l’est-elle pas toujours ? Pas par décision. Non, mais s’accrocher, ramper, résister, la poésie le peut, elle aussi.

C’est possible mais comment le prouver ? Et surtout qui le voudrait ?

Oh, la poésie nous restait sur l’estomac, comme une pierre. Et là-bas, à Auschwitz, certains en avalaient.

C’est pour dire, se tait Avram.

Extrait de CosmoZ, Claro, paru en 2010 chez Actes Sud.  597 pages de tornades, de métamorphoses, de corps, d’explosions (métalliques & Cie), d’errances, de rêves, d’éclats : condensé de poésie in extremis

Flaubert et Rimbaud, “de la prose sur l’avenir de la poésie” (feat. Alain en guest star)

En lisant des extraits de la correspondance de Flaubert (puisque, n’est-ce pas, je suis une élève sérieuse qui prépare assidûment son baccalauréat de littérature sur Madame Bovary), un passage m’a interpellée. Le voici :

Jamais de ces vieilles phrases à muscles saillants, cambrées, et dont le talon sonne. J’en conçois pourtant un, moi, un style : un style qui serait beau, que quelqu’un fera à quelque jour, dans dix ans, ou dans dix siècles, et qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des scienceset avec des ondulations, des ronflements de violoncelle, des aigrettes de feu, un style qui vous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet, et où votre pensée enfin voguerait sur des surfaces lisses, comme lorsqu’on file dans un canot avec bon vent arrière. La prose est née d’hier, voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites, mais celles de la prose, tant s’en faut.

(Lettre à Louise Colet datée du 24 avril 1852)

Je me suis dit que j’avais déjà lu ça quelque part. Où ?

Là :

– Voici de la prose sur l’avenir de la poésie. (…)  – De la Grèce au mouvement romantique, – Moyen-Âge, – il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. – On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier venu auteur d’Origines. – Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans ! (…)

Trouver une langue. (…) Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. 

(La Lettre du Voyant, 15 mai 1871, pour faire dans l’originalité).

Reconnaître le vers comme la forme vieille, inventer une langue… Flaubert et Rimbaud, dont les œuvres (et les vies) sont pourtant si différentes, semblent se rejoindre.

En tout cas, ils se rejoignent dans la même exécration de Musset.

Flaubert :

Musset n’a jamais séparé la poésie des sensations qu’elle complète. La musique, selon lui, a été faite pour les sérénades, la peinture pour le portrait, et la poésie pour les consolations du cœur. Quand on veut ainsi mettre le soleil dans sa culotte, on brûle sa culotte, et on pisse sur le soleil. C’est ce qui lui est arrivé. (…) S’il suffisait d’avoir les nerfs sensibles pour être poète, je vaudrais mieux que Shakespeare et qu’Homère. (…) La Poésie n’est point une débilité de l’esprit, et ces susceptibilités nerveuses en sont une. 

Rimbaud :

Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, – que sa paresse d’ange a insultées ! ô ! les contes et les proverbes fadasses ! (…) Tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien ! (…) Printanier, l’esprit de Musset ! Charmant, son amour ! En voilà, de la peinture à l’émail, de la poésie solide ! (…) À dix-huit ans, à dix-sept même, tout collégien qui a le moyen, fait le Rolla, écrit un Rolla !

Sur ce, je retourne à mes révisions.


Mise à jour du 20 août 2015 : Le bac est passé, maintenant je prépare la rentrée (en fac de philo). Et décidément…

Quant à la prose je ne sais qu’en dire ; car je ne crois pourtant pas que ce qui n’est pas vers soit prose, mais la prose est le dernier-né des arts, et sans doute le plus caché. 

Alain, extrait des Éléments de philosophie, 1940, “De l’action”, chapitre X, “du génie”.

Ils se sont passé le mot ?

La poésie selon Flaubert

Dans la lettre à Louise Colet datée du 6 juillet 1852, Flaubert écrit :

Musset n’a jamais séparé la poésie des sensations qu’elle complète. La musique, selon lui, a été faite pour les sérénades, la peinture pour le portrait, et la poésie pour les consolations du cœur. Quand on veut ainsi mettre le soleil dans sa culotte, on brûle sa culotte, et on pisse sur le soleil. C’est ce qui lui est arrivé.

“Les nerfs, le magnétisme, voilà la poésie”. Non, elle a une base plus sereine. S’il suffisait d’avoir les nerfs sensibles pour être poète, je vaudrais mieux que Shakespeare et qu’Homère (…). – Mais ce sont d’excellents sujets de conversation et qui émeuvent.

La Poésie n’est point une débilité de l’esprit, et ces susceptibilités nerveuses en sont une. (…) La passion ne fait pas les vers. – Et plus vous serez personnel, plus vous serez faible. (…) Moins on sent une chose, plus on est apte à l’exprimer comme elle est (comme elle est toujours, en elle-même, dans sa généralité, et dégagée de tous ses contingents éphémères. Mais il faut avoir la faculté de se la faire sentir. Cette faculté n’est autre que le génie. Voir. – Avoir le modèle devant soi, qui pose. – 

C’est pourquoi je déteste la poésie parlée, la poésie en phrases. – Pour les choses qui n’ont pas de mots, le regard suffit. – Les exhalaisons d’âme, le lyrisme, les descriptions, je veux de tout cela en style. Ailleurs c’est une prostitution, de l’art, et du sentiment même.

On peut trouver une application directe de ces principes dans Madame Bovary*, durant la scène des Comices agricoles à Yonville (II, 8), lors du dialogue  entre Emma et Rodolphe, ce dernier essayant de la séduire :

“Eh quoi ! dit-il [Rodolphe], ne savez-vous pas qu’il y a des âmes sans cesse tourmentées ? Il leur faut tour à tour le rêve et l’action, les passions les plus pures, les jouissances les plus furieuses, et l’on se jette ainsi dans toutes sortes de fantaisies, de folies. (…) Alors des horizons s’entrouvrent, c’est comme une voix qui crie : “Le voilà !” Vous sentez le besoin de faire à cette personne la confidence de votre vie, de lui donner tout, de lui sacrifier tout !”

Plus loin, dans le récit : “Rodolphe, avec madame Bovary, causait rêves, pressentiments, magnétisme.”

Dans une autre lettre, également à Colet, datée du 14 août 1853, Flaubert écrit :

Tout ce qu’on écrit est vrai, sois-en sûre. La poésie est une chose aussi précise que la géométrie.

Un peu plus tôt, le 25 juin 1853 :

La poésie est purement subjective (…), il n’y a pas en littérature de beaux sujets d’art (…) ; et qu’en conséquence l’on peut écrire n’importe quoi aussi bien que quoi que ce soit. L’artiste doit tout élever ; il est comme une pompe, il a en lui un grand tuyau qui descend aux entrailles des choses, dans les couches profondes. Il aspire et fait jaillir au soleil en gerbes géantes ce qui était plat sous terre et qu’on ne voyait pas.

*Oui, toujours Madame Bovary...

La poésie du mercredi (#24)

Aujourd’hui, et pour les prochaines semaines, je vous propose des poèmes de Philippe Jaccottet. Un cycle, en quelque sorte : sa poésie est très lumineuse, évidente, tout en réfléchissant sur le sens des mots, du travail d’écriture, sur la manière et la nécessité – ou non – pour le poète de décrire et d’accompagner ses lecteurs vers le deuil, vers la mort…
C’est donc une poésie assez spéciale, qui je pense a parfaitement sa place ici, peut-être même plus que certains autres auteurs !

Les poèmes proposés ici sont extraits du cycle intitulé Parler, partie du recueil À la lumière d’hiver. Je vous le conseille très vivement !
Parler comprend huit poèmes ; j’en citerai six dans les semaines à venir.

Ce premier poème ouvre le cycle, en y exposant le problème posé par l’écriture de la poésie : à quoi sert-elle, au fond ? N’est-ce pas un “ouvrage” absurde, et ridiculement minutieux comparé à la vie ?
La poésie est-elle trop intellectualisée, le papier et l’encre des simulacres de la vie, dérisoires ?, se demande Jaccottet.
On peut ici penser à Platon pour qui les poètes – et plus généralement les artistes – sont de dangereux imitateurs ne dépeignant que l’apparence extérieure des choses, et qui amènent à confondre la chose telle qu’elle est réellement, et son apparence.

Jaccottet fait le constat suivant : devant la douleur, devant la mort, toute poésie semble inutile.

Mais ce poème n’est que le premier, l’exposition du cycle Parler, et il répondra dans les textes suivants à cette question…

Trêve de bavardage, voici le texte :

1.

Parler est facile, et tracer des mots sur la page,
en règle générale, est risquer peu de chose :
un ouvrage de dentellière, calfeutré,
paisible (on a pu même demander
à la bougie une clarté plus douce, plus trompeuse),
tous les mots sont écrits de la même encre,
“fleur” et “peur” par exemple sont presque pareils,
et j’aurai beau répéter “sang” du haut en bas
de la page, elle n’en sera pas tachée,
ni moi blessé.

Aussi arrive-t-il qu’on prenne ce jeu en horreur,
qu’on ne comprenne plus ce qu’on a voulu faire
en y jouant, au lieu de se risquer dehors
et de faire meilleur usage de ses mains.

Cela,
c’est quand on ne peut plus se dérober à la douleur,
qu’elle ressemble à quelqu’un qui approche
en déchirant les brumes dont on s’enveloppe,
abattant un à un les obstacles, traversant
la distance de plus en plus faible – si près soudain
qu’on ne voit plus que son mufle plus large
que le ciel.

Parler alors semble mensonge, ou pire : lâche
insulte à la douleur, et gaspillage
du peu de temps et de forces qui nous reste.

La poésie selon Edgar Poe

J’ai trouvé, dans deux nouvelles de Poe (A Dream Within A Dream et The Fall Of The House Of Usher), de courtes définitions de la poésie.

A DREAM WITHIN A DREAM

For my own part, I have never had a thought which I could not set down in words with even more distinctness than that which I conceived it. There is, however, a class of fancies, of exquisite delicacy, which are not thoughts, and to which as yet I have found it absolutely impossible to adapt to language. These fancies arise from the soul – alas ! how rarely ! – only at epochs of most intense tranquility, when the bodily and netal health are in perfection. And at those weird points of time will the confines of the waking world blend with the world of Dreams. And so, I captured this… fancy… where all that we see, or seem, is but a dream, within a dream…

THE FALL OF THE HOUSE OF USHER

Shadows of shadows passing. It is now 1831, and as always, I am absorbed with a delicate thought. It is how poetry has indefinite sensations, to which end, music is an essential. Since the comprehension of sweet sound is our most indefinite conception, music when combined with a pleasurable idea is poetry. Music without the idea is simply music. Without music or an intriguing idea, colour becomes pallor, man becomes carcass, home becomes catacomb, and the dead are but for a moment motionless.

Et pour une adaptation musicale de ces pensées, allez écouter l’album Tales of Mystery and Imagination d’Alan Parsons Project !

Où l’on parle (un peu) de philosophie

Et donc je suis en train de lire Le Mythe de Sisyphe (Camus, 1942). Il y aborde dans un premier temps plusieurs philosophies et l’extrait d’aujourd’hui s’intéresse tout particulièrement à la phénoménologie… Ce qui m’a donné envie de m’intéresser à ce courant philosophique, puisqu’il correspond assez bien aux idées (vagues pour l’instant) que j’ai sur la question de l’art et de la beauté en général ! Voici l’extrait de Camus :

(…) Husserl et les phénoménologues restituent le monde dans sa diversité et nient le pouvoir transcendant de la raison. L’univers spirituel s’enrichit avec eux de façon incalculable. Le pétale de rose, la borne kilométrique ou la main humaine ont autant d’importance que l’amour, le désir, ou les lois de la gravitation. Penser, ce n’est plus unifier, rendre familière l’apparence sous le visage d’un grand principe. Penser, c’est réapprendre à voir, à être attentif, c’est diriger sa conscience, c’est faire de chaque idée et de chaque image, à la façon de Proust, un lieu privilégié. Paradoxalement, tout est privilégié. Ce qui justifie la pensée, c’est son extrême conscience. Pour être plus positive que chez Kierkegaard ou Chestov, la démarche husserlienne, à l’origine, nie cependant la méthode classique de la raison, déçoit l’espoir, ouvre à l’intuition et au cœur toute une prolifération de phénomènes dont la richesse a quelque chose d’inhumain. Ces chemins mènent à toutes les sciences ou à aucune. C’est dire que le moyen ici a plus d’importance que la fin. Il s’agit seulement d’une “attitude pour connaître” et non d’une consolation.

Nietzsche, le travail, le bonheur, et le pourquoi du comment

Et donc j’ai découvert ce texte de Nietzsche, extrait du Gai Savoir.
Ça explique pas mal de choses quant à mon rapport au travail…

Chercher un travail pour le gain, c’est maintenant un souci commun à presque tous les habitants des pays de civilisation ; le travail leur est un moyen, il a cessé d’être un but en lui-même : aussi sont-ils peu difficiles dans leur choix pourvu qu’ils y trouvent un gros bénéfice. Mais il est des natures plus rares qui aiment mieux périr que travailler sans joie ; des gens difficiles, des gens qui ne se contentent pas de peu et qu’un gain abondant ne satisfera pas s’ils ne voient pas le gain des gains dans le travail même. Les artistes et les contemplatifs de toute espèce font partie de cette rare catégorie humaine (…). Ils cherchent tous le travail et la peine dans la mesure où travail et peine peuvent être liés au plaisir, et, s’il le faut, le plus dur travail, la pire peine. Mais sortis de là, ils sont d’une paresse décidée, même si cette paresse doit entraîner la ruine, le déshonneur, les dangers de mort ou de maladie. Ils craignent moins l’ennui qu’un travail sans plaisir.”

Alors, vous aussi vous faites partie des “gens difficiles” ?

Du côté de chez Platon

Sinon j’ai trouvé un super article… (Allez faire un tour sur L’Olive et le Samovar, ça en vaut vraiment la peine !)

Prof en scène

Attention, préparez vos meilleurs logiciels de capture d’écran. Ceci sera un billet politique et philosophique. Cela risque d’arriver une fois dans l’histoire de ce blog et promis, je vais essayer de ne pas vous gonfler. Je précise à toutes fins utiles que je ma culture politique pourrait être résumé au dos d’un paquet de pépitos (petit format) et que je fais simplifier à outrance. Vous êtes prévenus.

Que même on va parler de lui.

On pourra me demander à juste titre pourquoi je me prends pour Christophe Barbier, ce à quoi je répondrai par une solide bordée d’injures et aussi parce que j’ai très envie d’y voir clair. Ces derniers temps, on nous presse par l’intermédiaire de divers médias d’avoir une conscience citoyenne. De mettre notre bulletin dans l’urne afin de participer au redressement de la France, à sa renaissance, cocorico et odeurs de basse-cour en option.

Ces derniers…

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Je suit un autre

« Je est un autre » ? – non ; « je n’est pas », en soi. Je n’existe que dans le mouvement – imitation, révolte, ou fuite. L’invention, donc.

Je suit un autre.

Étrange réflexion quand on réfléchit et parle de la poésie. En effet, même quand elle n’est pas purement lyrique et amoureuse, le Je du poète est omniprésent, fondateur ; et c’est paradoxalement cette individualité qui fait la puissance évocatrice de la poésie, que chaque lecteur puisse s’y retrouver, à un moment ou un autre de sa vie, les sentiments et/ou idées transmises par le poète pouvant être ressentis par tout être humain. C’est donc ce Je particulier du poète qui crée la portée générale de la poésie.

Jusque là, rien de nouveau.

Mais ce Je en lui-même n’existe que tant qu’il effectue un mouvement ; qu’il suit, véritablement, un idéal, quel qu’il soit : la beauté, l’amour, aussi bien que la liberté, l’envie d’écrire, d’être reconnu-e… qui constitue un but pour le poète.

Un but qui peut être, justement, l’absence d’objectif avoué, lorsque la poésie est envisagée comme errance ou résultat d’une errance, ou alors comme manifestation libre et aléatoire de l’inconscient (coucou les Surréalistes!).

Elle a un but, même lorsqu’elle recherche, au contraire une absence de but ; et c’est précisément son objectif de coïncidence hasardeuse qui constitue son but.

Objectif : ne pas avoir d’objectif, en quelque sorte.

Il ne peut pas ne pas y avoir de but. Sinon, il n’y a rien en soi : la création est la volonté de construire, d’arriver à quelque chose. En créant, en laissant s’exprimer sa subjectivité (ou ce qu’on croit être la subjectivité puisque notre « être intérieur » est en perpétuelle évolution, même minime), en suivant un but et/ou une doctrine.

En outre, on se construit par rapport aux modèles passés – d’une époque révolue depuis des centaines d’années ou depuis quelques jours – ou bien présents. On crée et se construit contre eux, ou dans leur continuité, toutes les nuances étant possibles.

De cette manière, on suit forcément quelqu’un ou quelque chose.

Ces observations sont valables pour ce qui concerne la création artistique (particulièrement poétique) mais aussi pour la vie en général (pour la poursuite ou le rejet d’un ou des modèle(s).)

Par conséquent : Je suit un autre.

Qu’est-ce que la mélancolie ?

Le dimanche matin sur France Inter est diffusée l’émission « Remède à la mélancolie » ; cela m’a donné envie de réfléchir un peu sur ce qu’est la mélancolie…

En voici donc ma définition. Je ne prétends en aucun cas en faire une définition absolue, ce n’est que mon point de vue.

Alors, qu’est-ce que la mélancolie ?

C’est l’absence d’envie ou de désir, quel qu’il soit.

C’est comme un recul sur soi-même, une vision globale des choses, plus « objective », en tout cas débarrassée de tout enthousiasme aveuglant.

Sensation étrange : on fait le vide, d’où le fait que la mélancolie soit (à mon avis) très propice à la création. On devient disponible, on s’ouvre à d’autres courants, images et impressions assez subtils pour ne pas être ressentis en temps normal.

Je ne partage pas tout à fait l’avis de Victor Hugo qui estime que « la mélancolie, c’est le bonheur d’être triste ». Pendant un « accès » de mélancolie (faute d’autre terme), on sort de son moi pour voir les choses sous un autre angle, avec du recul. Cette sensation est, effectivement, agréable (à condition bien sûr de savoir la gérer, auquel cas elle devient une source d’angoisse), mais elle n’est pas une manifestation de tristesse. La tristesse, en effet, est un sentiment, c’est-à-dire qu’elle se manifeste chez un individu et est causée par des raisons intimes et personnelles, même si ces raisons peuvent se retrouver chez tout le monde (par exemple une rupture amoureuse, ou la perte d’un être cher). La tristesse est encore une manifestation du moi, et à ce titre la mélancolie est au-delà de la tristesse ; au-delà de toute émotion, elle touche à l’universalité.

Plus qu’un sentiment, la mélancolie est l’absence de sentiment. Ce qui peut expliquer que certains en aient peur, ou la trouvent désagréable ; cette sensation de vide peut être tout à fait angoissante pour qui ne l’a pas apprivoisée, je le redis.

Je dirais que cette vision de la mélancolie, qui n’est sans doute pas partagée par tout le monde, est le but absolu recherché par la spiritualité bouddhiste ; c’est un idéal du détachement, de la libération, la séparation du désir, comme dit plus haut, et par conséquent d’une absence de souffrance.

Encore une chose : j’ai remarqué que, lorsqu’on parle de mélancolie, les gens ont tendance à l’associer avec, au pire, une posture – plus ou moins artificielle – de poète maudit, et un narcissisme exacerbé (« il/elle s’ausculte le nombril »), au mieux comme une complication inutile.

Mais ce reproche ne tient pas : en effet, ce détachement fait, très naturellement, que le moi disparaît puisqu’il s’agit là d’une ouverture sur le monde dans sa globalité ; on n’a plus alors une vision narcissique des choses, mais au contraire une vision universelle. On ne se* voit plus comme un être, une nature, un individu, dont la notion même disparaît ; comment pourrait-on faire preuve de narcissisme ?

Cette tranquillité en surplomb, n’est-ce pas intéressant à rechercher, ne serait-ce que pour devenir plus sensible à d’autres pensées et modes de création ? Une ouverture désintéressée sur le monde sans distinction, préjugé ni préférence dus à l’individu étriqué ?

Bien sûr, il n’est pas envisageable de vivre en état perpétuel de mélancolie…

Mais il serait très envisageable de ne plus craindre cet état d’esprit, et d’arrêter de chercher à guérir de la mélancolie.

Non ?

* là encore, la formulation est maladroite, mais la langue française étant imprégnée d’une culture de l’âme et de l’individu, il est difficile d’exprimer certaines idées allant contre cette vision des choses.

EDIT : Il ne faut pas confondre l’élégie (la plainte des Romantiques (cf. Lamartine par exemple), ce qu’on appelle couramment “mélancolie”), avec la vraie mélancolie.

Suicide.

“Suicide : preuve de lâcheté”, écrivait Flaubert dans son Dictionnaire des Idées reçues, qui visait à recenser toutes les manifestations verbales de la bêtise humaine afin de provoquer une prise de conscience générale et d’empêcher, par une meilleure connaissance de la “bêtise”, les imbéciles de nuire.

En général, à l’annonce d’un suicide, le premier choc passé, on a tendance à blâmer le suicidé. Déjà parce que cet acte est vu comme égoïste (“Il/Elle a abandonné ses proches qui souffrent de sa mort”), et idiot (“s’il/elle avait attendu un peu, ses ennuis se seraient résorbés, c’est ridicule d’agir sur un coup de tête”).

(Précisons tout de même que la plupart des suicides “réussis” avaient été préparés à l’avance, ils sont plus efficaces et souvent moins spectaculaires que les suicides “ratés” réalisés sur un coup de tête.)

Alors oui, parfois, le suicide peut paraître  complètement idiot, par exemple dans le cas d’un chagrin d’amour où, pour le coup, le temps aurait réellement arrangé les choses. Malgré tout, le suicide passionnel n’est absolument pas représentatif du suicide en général, pour les motifs mêmes énoncés plus haut (on réfléchit beaucoup avant de faire une tentative de suicide, hein) ; et en général, dans ces cas précis, la rupture amoureuse n’est que “la goutte d’eau qui met le feu aux poudres”  chez un individu ayant déjà eu des tentations suicidaires, des angoisses métaphysiques profondes et répétées, bref, quelqu’un d’ “instable”.

Et donc le suicide est vu comme une “preuve de lâcheté” de la part du suicidé. Pourquoi ?

Parce que le suicidé n’aurait pas eu le courage de faire face à sa situation, de “s’en sortir”, et aurait donc trouvé une échappatoire dans la mort.

Restons avec Flaubert et l’exemple de Madame Bovary (oui, encore, laissez-moi avec mes névroses) qui, à la fin du roman, se suicide en bouffant de l’arsenic comme si c’était du cacao en poudre, tout ça parce que cette andouille s’est endettée, qu’elle ne sait pas quoi dire à son mari (“coucou chéri, on n’a plus de meubles, c’est normal, les huissiers sont passés, t’inquiète pas”), et qu’en plus elle a rompu avec son amant. Là, c’est le cas par excellence du suicide consternant, qui fait se dire au lecteur agacé que “mais franchement quelle idiote, elle a fait chier tout le monde pendant le roman, et voilà qu’elle ruine définitivement la vie de ce pauvre Charles, ah bah bravo hein. Mais c’est pas possible une imbécile pareille !” (oui, le lecteur courroucé n’est pas des plus courtois, je l’admets.)

Mais il ne faut pas oublier qu’Emma est tournée en ridicule tout au long du roman, ce qui fait qu’on peut légitimement penser que ce n’est pas ce que pensait Flaubert du suicide, cf. le Dictionnaire des Idées reçues et ses nombreux clichés communs à Madame Bovary.

Donc, pour ma part, je pense que le raisonnement courant qui voit le suicide comme une “preuve de lâcheté” fait fausse route. D’ailleurs, dans l’Antiquité par exemple, c’était le contraire : ne pas se suicider était une “preuve de lâcheté”.

Je pense plutôt que le suicide est une preuve de courage, d’optimisme et de curiosité intellectuelle.

Je m’explique. Instinctivement, on a peur de la mort. Or aller au-devant de ses peurs, les dépasser par la simple force de sa volonté, c’est la définition même du courage (voire de la témérité…).

De plus, vouloir se donner la mort, c’est penser qu’elle est préférable à la vie, que ce qui suit la vie est forcément meilleur. Aller de l’avant, en somme, avec la conviction que ça ne peut être que meilleur. Confiance et optimisme.

Enfin, se suicider, c’est enfin avoir la réponse à la question existentielle par excellence, celle qui a fait s’élaborer les mythes fondateurs et les religions de toutes les cultures : Qu’y a-t-il après la mort ?

Se suicider, c’est donc être assez curieux et sauter le pas pour enfin savoir la vérité. Ne pas se contenter de ce que disent les autres et enquêter par soi-même. Remettre en question les idées reçues.

Être assez courageux pour quitter volontairement ce à quoi on est habitué depuis toujours.

Et assez optimiste pour penser la mort comme un refuge, meilleur que la vie.

Alors qu’on arrête de dire qu’il s’agit d’une “preuve de lâcheté”. Merci bien.

EDIT : au vu des nombreuses réactions engendrées par cette article, je précise qu’il s’agit bien entendu d’ironie, d’un pur exercice de rhétorique… Tout ce raisonnement est à prendre au second degré.

Par ailleurs, je ne tiens pas à me suicider, je ne fais pas non plus, par conséquent, “l’apologie du suicide”…

Enfin, les commentaires sont exceptionnellement fermés pour cet article.

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