L’écriture selon Bonnefoy – Et Dieu dans tout ça ?

(…) ce qu’on nomme une création, à quelque niveau que ce soit, ce n’est jamais que de l’écriture, c’est-à-dire une place laissée, et peut-être la principale, aux pensées inconscientes de celui ou de celle qui écrit.

Extrait de la troisième partie de “Dieu dans Hamlet”, tiré du Digamma (2012) (in L’Heure présente, recueil regroupant plusieurs de ses écrits les plus récents, Poésie/Gallimard, 2014).

Cette phrase, cependant, n’est qu’un extrait d’un plus long passage, empreint de mysticisme. Je l’ai cité en elle-même car elle me paraissait indépendante, malgré son articulation dans une phrase plus vaste – un texte à part entière.

Voici le passage complet :

Il y aurait, quelque part hors de notre monde, un dieu insatisfait de sa création. Il l’avait entreprise avec confiance, avec aussi une idée de ce qu’on peut croire la beauté, la preuve en sont aujourd’hui encore ces montagnes d’ici, ces fleuves dans leur lumière, mais vite il s’aperçut que les êtres auxquels il donnait forme ne répondaient pas à son vœu, ce qui n’est certes que naturel puisque ce qu’on nomme une création, à quelque niveau que ce soit, ce n’est jamais que de l’écriture, c’est-à-dire une place laissée, et peut-être la principale, aux pensées inconscientes de celui ou de celle qui écrit.

Ce dieu dut s’avouer qu’il avait en soi toute une part inconnue et inconnaissable, un inconscient.

Dans le pelage du zèbre, qu’il avait aimé dessiner, avec quelque amusement, il lui fallut comprendre, avec maintenant beaucoup d’inquiétude, qu’il y avait un sens qui lui échappait, un secret dont la clef lui demeurerait introuvable. Dans le rire de cette jeune fille, une adolescente encore, traversant la rue avec un garçon, qu’affleuraient une angoisse et une espérance également incompréhensibles. Dieu sut que quelqu’un en lui, qu’il ne savait pas, troublait ses intentions, enténébrait sa pensée, déconcertait son intelligence.

Quelqu’un ? Peut-être même plusieurs vouloirs, à se disputer sa puissance. Il abandonna au vent de ce gouffre ses schèmes inachevés.

Dieu, n’est-ce pas, nous aurait faits “à Son image”… Et si la curiosité, l’inquiétude de l’esprit, n’étaient pas – comme on voudrait nous le faire croire – un signe de non-croyance ou du moins de doute, mais la marque de Dieu, de même pour notre inconscient ?

Nietzsche, le travail, le bonheur, et le pourquoi du comment

Et donc j’ai découvert ce texte de Nietzsche, extrait du Gai Savoir.
Ça explique pas mal de choses quant à mon rapport au travail…

Chercher un travail pour le gain, c’est maintenant un souci commun à presque tous les habitants des pays de civilisation ; le travail leur est un moyen, il a cessé d’être un but en lui-même : aussi sont-ils peu difficiles dans leur choix pourvu qu’ils y trouvent un gros bénéfice. Mais il est des natures plus rares qui aiment mieux périr que travailler sans joie ; des gens difficiles, des gens qui ne se contentent pas de peu et qu’un gain abondant ne satisfera pas s’ils ne voient pas le gain des gains dans le travail même. Les artistes et les contemplatifs de toute espèce font partie de cette rare catégorie humaine (…). Ils cherchent tous le travail et la peine dans la mesure où travail et peine peuvent être liés au plaisir, et, s’il le faut, le plus dur travail, la pire peine. Mais sortis de là, ils sont d’une paresse décidée, même si cette paresse doit entraîner la ruine, le déshonneur, les dangers de mort ou de maladie. Ils craignent moins l’ennui qu’un travail sans plaisir.”

Alors, vous aussi vous faites partie des “gens difficiles” ?

Je suit un autre

« Je est un autre » ? – non ; « je n’est pas », en soi. Je n’existe que dans le mouvement – imitation, révolte, ou fuite. L’invention, donc.

Je suit un autre.

Étrange réflexion quand on réfléchit et parle de la poésie. En effet, même quand elle n’est pas purement lyrique et amoureuse, le Je du poète est omniprésent, fondateur ; et c’est paradoxalement cette individualité qui fait la puissance évocatrice de la poésie, que chaque lecteur puisse s’y retrouver, à un moment ou un autre de sa vie, les sentiments et/ou idées transmises par le poète pouvant être ressentis par tout être humain. C’est donc ce Je particulier du poète qui crée la portée générale de la poésie.

Jusque là, rien de nouveau.

Mais ce Je en lui-même n’existe que tant qu’il effectue un mouvement ; qu’il suit, véritablement, un idéal, quel qu’il soit : la beauté, l’amour, aussi bien que la liberté, l’envie d’écrire, d’être reconnu-e… qui constitue un but pour le poète.

Un but qui peut être, justement, l’absence d’objectif avoué, lorsque la poésie est envisagée comme errance ou résultat d’une errance, ou alors comme manifestation libre et aléatoire de l’inconscient (coucou les Surréalistes!).

Elle a un but, même lorsqu’elle recherche, au contraire une absence de but ; et c’est précisément son objectif de coïncidence hasardeuse qui constitue son but.

Objectif : ne pas avoir d’objectif, en quelque sorte.

Il ne peut pas ne pas y avoir de but. Sinon, il n’y a rien en soi : la création est la volonté de construire, d’arriver à quelque chose. En créant, en laissant s’exprimer sa subjectivité (ou ce qu’on croit être la subjectivité puisque notre « être intérieur » est en perpétuelle évolution, même minime), en suivant un but et/ou une doctrine.

En outre, on se construit par rapport aux modèles passés – d’une époque révolue depuis des centaines d’années ou depuis quelques jours – ou bien présents. On crée et se construit contre eux, ou dans leur continuité, toutes les nuances étant possibles.

De cette manière, on suit forcément quelqu’un ou quelque chose.

Ces observations sont valables pour ce qui concerne la création artistique (particulièrement poétique) mais aussi pour la vie en général (pour la poursuite ou le rejet d’un ou des modèle(s).)

Par conséquent : Je suit un autre.

Qu’est-ce que la mélancolie ?

Le dimanche matin sur France Inter est diffusée l’émission « Remède à la mélancolie » ; cela m’a donné envie de réfléchir un peu sur ce qu’est la mélancolie…

En voici donc ma définition. Je ne prétends en aucun cas en faire une définition absolue, ce n’est que mon point de vue.

Alors, qu’est-ce que la mélancolie ?

C’est l’absence d’envie ou de désir, quel qu’il soit.

C’est comme un recul sur soi-même, une vision globale des choses, plus « objective », en tout cas débarrassée de tout enthousiasme aveuglant.

Sensation étrange : on fait le vide, d’où le fait que la mélancolie soit (à mon avis) très propice à la création. On devient disponible, on s’ouvre à d’autres courants, images et impressions assez subtils pour ne pas être ressentis en temps normal.

Je ne partage pas tout à fait l’avis de Victor Hugo qui estime que « la mélancolie, c’est le bonheur d’être triste ». Pendant un « accès » de mélancolie (faute d’autre terme), on sort de son moi pour voir les choses sous un autre angle, avec du recul. Cette sensation est, effectivement, agréable (à condition bien sûr de savoir la gérer, auquel cas elle devient une source d’angoisse), mais elle n’est pas une manifestation de tristesse. La tristesse, en effet, est un sentiment, c’est-à-dire qu’elle se manifeste chez un individu et est causée par des raisons intimes et personnelles, même si ces raisons peuvent se retrouver chez tout le monde (par exemple une rupture amoureuse, ou la perte d’un être cher). La tristesse est encore une manifestation du moi, et à ce titre la mélancolie est au-delà de la tristesse ; au-delà de toute émotion, elle touche à l’universalité.

Plus qu’un sentiment, la mélancolie est l’absence de sentiment. Ce qui peut expliquer que certains en aient peur, ou la trouvent désagréable ; cette sensation de vide peut être tout à fait angoissante pour qui ne l’a pas apprivoisée, je le redis.

Je dirais que cette vision de la mélancolie, qui n’est sans doute pas partagée par tout le monde, est le but absolu recherché par la spiritualité bouddhiste ; c’est un idéal du détachement, de la libération, la séparation du désir, comme dit plus haut, et par conséquent d’une absence de souffrance.

Encore une chose : j’ai remarqué que, lorsqu’on parle de mélancolie, les gens ont tendance à l’associer avec, au pire, une posture – plus ou moins artificielle – de poète maudit, et un narcissisme exacerbé (« il/elle s’ausculte le nombril »), au mieux comme une complication inutile.

Mais ce reproche ne tient pas : en effet, ce détachement fait, très naturellement, que le moi disparaît puisqu’il s’agit là d’une ouverture sur le monde dans sa globalité ; on n’a plus alors une vision narcissique des choses, mais au contraire une vision universelle. On ne se* voit plus comme un être, une nature, un individu, dont la notion même disparaît ; comment pourrait-on faire preuve de narcissisme ?

Cette tranquillité en surplomb, n’est-ce pas intéressant à rechercher, ne serait-ce que pour devenir plus sensible à d’autres pensées et modes de création ? Une ouverture désintéressée sur le monde sans distinction, préjugé ni préférence dus à l’individu étriqué ?

Bien sûr, il n’est pas envisageable de vivre en état perpétuel de mélancolie…

Mais il serait très envisageable de ne plus craindre cet état d’esprit, et d’arrêter de chercher à guérir de la mélancolie.

Non ?

* là encore, la formulation est maladroite, mais la langue française étant imprégnée d’une culture de l’âme et de l’individu, il est difficile d’exprimer certaines idées allant contre cette vision des choses.

EDIT : Il ne faut pas confondre l’élégie (la plainte des Romantiques (cf. Lamartine par exemple), ce qu’on appelle couramment “mélancolie”), avec la vraie mélancolie.